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Genève, Ernest Renan reçoit la brochure même de Strauss. Elle confirme ses craintes. Sur les traités de 1814 et 1815, sur la question des frontières naturelles et désirables de la France, le fougueux patriote wurtembergeois a complètement dénaturé sa pensée. Renan n’a jamais demandé qu’on revînt sur les cessions de 1815, il n’a jamais conseillé l’annexion du Luxembourg à la France, quoi qu’en dussent penser les habitans : « S’il y a une pensée, déclare-t-il à Ritter dans une lettre du 29 avril 1871, qui soit constante et évidente dans tout ce que j’ai écrit sur cette question, c’est que toute annexion de province faite contre le vœu des habitans est, dans l’état actuel des mœurs, un crime et une faute. »

Il s’irrite presque de voir sa pensée à ce point méconnue. Les dernières lignes de cette même lettre du 29 avril à Charles Ritter attestent tout son déplaisir.


Je suis fâché que l’opinion d’un pays au jugement duquel j’attache beaucoup de prix ait été ainsi faussée en ce qui me concerne par l’homme du monde de qui je devais le moins attendre cette représentation inexacte de mes sentimens. C’est une des faiblesses qui nous font le plus de tort, à nous autres Français de la vieille école, de faire passer avant tout les délicatesses du galant homme, avant tout devoir, avant toute passion, avant toute croyance, avant la religion, avant la patrie. Cela nous fait du tort, dis-je, car on ne nous rend pas la pareille et notre politesse, notre courtoisie, n’étant pas payées de retour par des adversaires moins généreux, deviennent duperie. Il est vrai que je plaide là pour un esprit qui bientôt ne sera plus. La force, la brutalité envahissent le monde. Notre idéal était trop fin, trop conçu en vue de gentilshommes désabusés de tout préjugé, de tout intérêt, de toute passion. On l’appréciera quand il ne sera plus.


Ces dernières phrases sont exquises. Il eût été malheureux de les laisser perdre. Sage administrateur de ses trésors, Ernest Renan les intercale mot pour mot dans la seconde lettre à Strauss du 15 septembre 1871[1]. Il est piquant d’observer qu’avant de cingler David Strauss, elles avaient délecté Charles Ritter.

Ce dernier n’était pas moins peiné que son illustre correspondant de la fâcheuse tournure prise par le débat. Il s’était félicité d’avoir mis en rapport deux des plus grands critiques religieux de son temps et la brouille, hélas ! s’annonçait, la lune

  1. Page 190 de la Réforme intellectuelle et morale. Paris, 1871.