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qu’on traitait. De là des fautes, des combinaisons irréalisables. Aussi le traité est-il gros de complications nouvelles. » A un autre dîner, quelques jours auparavant, à l’ambassade de France, M. Deprès, deuxième plénipotentiaire français, qui était mon voisin, me demanda qui je croyais avoir le plus de chances d’être élu par les Bulgares comme prince, et si Ignatieff en avait. « Plus que les autres, répondis-je, si on demande simplement l’avis des Bulgares. — Mais l’Europe n’y consentira jamais ! s’écria M. Deprès. — Elle n’aura pas l’occasion de se prononcer, lui dis-je, car je suis sûr que l’Empereur commencera par ne pas permettre au général Ignatieff d’accepter un pareil choix. »

Telles étaient les fausses idées et préoccupations de ceux qui défaisaient notre œuvre de San Stefano !

La veille de la clôture officielle du Congrès, un grand dîner fut donné par M. d’Oubril. Il l’avait retardé pour être sûr que le Congrès aboutirait. Après le dîner, M. d’Oubril, qui avait été secrétaire du prince Orloff au Congrès de Paris, raconta au premier plénipotentiaire turc, Alexandre Carathéodory pacha, une anecdote dont il s’était souvenu par analogie des situations. Le jour de la clôture du Congrès de Paris, après la signature du traité, le baron Brunnow, deuxième délégué russe, prit sous le bras Ali pacha, premier plénipotentiaire turc, et lui dit avec son air sarcastique : « Comme cela (c’était sa locution habituelle), mon cher pacha, nous venons de signer un traité pour l’éternité. Eh bien ! j’ai été en Turquie et je me souviens que l’on a l’habitude chez vous d’orner les murs de belles inscriptions tirées pour la plupart du Coran. Une de ces inscriptions qui m’a impressionné disait : Et ceci passera aussi ! Eh bien ! mon cher pacha, dites-vous que ceci passera aussi, ce traité que nous avons signé pour l’éternité ! »

L’anecdote était jolie et extrêmement appropriée à la circonstance. C’est par elle que je clos mes souvenirs de la première période de mon séjour en Orient. Je fus mis en disponibilité, nommé ministre à Dresde et ne retournai à Constantinople que quatre années plus tard en mission extraordinaire pour y être nommé, neuf mois après, ambassadeur.


A. NELIDOW.