Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 30.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

30 REVUE DES DEUX MONDES. avec une brusque amertume ce matin d’avril oii, à Taube, je courus ainsi vers le printemps? Je sors et machinalement je vais vers le Bois ; j’ai marché longtemps, car je me trouve au bord du Lac, sans m’être aperçue de l’heure, ni de la fatigue. C’est une soirée plus douce en somme, que je ne le croyais en partant; les lumières des restaurans brillent parmi les fron- daisons sombres. Il y a peu de promeneurs ; sont-ils tous aussi tristes que moi? Une petite lune écornée joue à cache-cache avec les nuages ; une brume légère flotte au faîte des branches nues; dans l’ombre environnante, les automobiles passent avec bruit, dévorant l’obscurité de leurs phares blancs ou de leurs lanternes rouges; lac magique, palais des songes pour la prin- cesse perdue dans la forêt, chars rapides des enchanteurs...- Mais à quelle porte irai-je frapper? A quelle sorcellerie bienfai- sante m’adresserai-je ? Qui m’indiquera la bonne route, à moi qui suis égarée dans mon propre cœur? Au bord du lac, un sentier tourne sous des pins à l’im- muable verdure. Je longe en rêvant la berge froide ; un grand cygne noir, d’une rive à l’autre, lourdement plane, A’ole, et, avant de se poser sur l’eau, passe un instant sous la lueur glacée de la lune., Trois canards, poussant leur cri rauque, s’élèvent en triangle au-dessus du lac et tentent de percer la nuit. Mais la lune dégagée des nuages, à présent luit; il fait clair, et, dans le miroir du lac qui semblait terne et comme dépoli, tout maintenant se reflète avec une minutie précise, exacte, implacable : les arbres desséchés, les rives, les buis- sons, les pins inverses, les nuages déchirés, l’astre pur et des petites lumières errantes... Brusquement, mille petits faits passés se reflètent aussi en moi-même, exactement, implacablement. J’ai froid; un « taxi » passe, vide. Je le hèle. Le chauffeur ne me questionne pas, cette fois-ci, ne me parle pas... Ah I nous ne sommes pas le 2 avril, et ce soir je n’irai pas boire du lait au Pré-Catelan. Une fois rue Louise-Labé, je congédie cette voiture, et, du jardin, je rentre chez moi par ma fenêtre ouverte sans avoir sonné autrement qu’à la grille de l’entrée. Puis délibérément, je me dirige vers le salon.