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pas étonné alors que Guillaume II prodiguât au prince de Bismarck, sous des formes exceptionnelles, des témoignages de confiance et de gratitude pour le dévouement dont son futur ministre lui avait donné tant de preuves sous le règne de Frédéric III. Sans doute, on pouvait reprocher à Bismarck d’avoir manqué de générosité envers le souverain en train de mourir. Mais l’opinion le lui avait promptement pardonné. Elle s’était rangée du côté de la force et laissé émouvoir par le « touchant spectacle » qu’offrait le jeune Empereur s’appuyant sur le vieux chancelier. Elle les voyait dans cette attitude rassurante, à travers les mirages de leur lune de miel. Moins d’une année avait suffi pour dissiper ces mirages et les noyer dans les ombres de la lune rousse.

Ces ombres s’épaississaient de plus en plus. Sur le dissentiment auquel avait donné lieu entre l’Empereur et le chancelier la question ouvrière, se greffaient maintenant d’autres querelles qui mettaient en conflit la volonté du maître avec celle du serviteur. Pour faire triompher la sienne, celui-ci déployait toute son énergie. Mais il rencontrait devant lui, pour la première fois, une résistance opiniâtre qui le surprenait, le déconcertait, l’irritait, et dont, malgré tout, il ne renonçait pas à avoir raison. Malheureusement, plus il se maintenait dans son intransigeance et plus la volonté impériale s’accusait et se dressait devant lui comme une force invincible.

C’est ainsi que, le 15 mars, l’Empereur, apprenant par les espions attachés aux pas du chancelier que le député Windthorst, chef du parti du Centre au Reichstag, avait été reçu par lui, demandait à l’improviste un rapport sur leur entrevue. Offensé par cette demande, Bismarck le prenait de haut et répondait par un refus, alléguant que ses relations avec les députés ne devaient être soumises à aucun contrôle. Un débat s’engageait.

— C’est mon droit de tout savoir, déclarait l’Empereur.

— C’est le mien de garder la liberté de mes rapports avec les Chambres, répliquait Bismarck.

Devant l’insistance qui lui était opposée, il perdait patience, se répandait en récriminations, se plaignait d’être espionné et, la colère dans les yeux, la pâleur au visage, il menaçait de sa démission, s’oubliant jusqu’à frapper du poing la table impériale.