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Négligeons les simples bohèmes, comme Cyprien Marfaud, qui n’ont vu les gens du monde que de la loge où on leur tire le cordon : ils font le roman mondain chez la portière. Mais de très grands écrivains se sont fourvoyés dans la description de cette vie très spéciale, pour ne l’avoir observée que du dehors. Le monde ne se livre qu’à ceux qui sont du monde. Paul Hervieu en était. Il en avait, par une fréquentation assidue, gagné la familiarité. Il s’en était assimilé les manières d’être, les états de sensibilité, les mobiles déterminans. Il avait acquis le tact subtil de ces âmes falotes. Il se retrouvait parmi le dédale de leurs complications. Il possédait le chiffre de leur langage convenu. Il était homme à ne commettre ni une erreur d’interprétation, ni une faute de goût.

Quel était d’ailleurs exactement ce monde qu’il connaissait si bien ? On dit « le monde, » mais il y a plusieurs sortes de monde. Celui que décrit Paul Hervieu n’est pas l’aristocratie fière de ses noms anciens et de ses vieilles traditions, non plus que la haute bourgeoisie, riche, cossue, de fortunes solides et de réputations intactes, et il va sans dire que ce n’est pas le demi-monde. Pour apprécier au juste cette variété, consultons une liste d’invités. C’est pour les tableaux vivans chez les Balbenthal. « On était déjà sûr d’avoir les Eliasaph, de Dammarie-les-Lys ; les Saint-Thibault ; les Saint-Mesme ; les Weilchenfeld, de Chevry-en-Sereine ; les Kerzenschein, de la Chapelle-la-Reine ; les Villévèque, le général et la générale de Montparnoy avec tous leurs enfans, brus et gendres ; les Oberblaeser, de Grande-Paroisse ; beaucoup d’officiers du 32e chasseurs et de l’Ecole d’artillerie ; la marquise de Nauregard ; le comte, le vicomte et le baron Bourgeois ; les Amramsohn de Croix-en-Brie, etc. Mme Hobbinson avait promis de venir avec sa fille, de Paris. » Cela fait une société non pas mêlée, mais quand même assez disparate. On y accède à la faveur d’un coup de Bourse heureux, on en est exclu pour une spéculation qui tourne mal ou pour quelque histoire fâcheuse. Monde en perpétuel mouvement, sans cesse en voie de se faire et de se défaire, dont le personnel changeant et sujet à de soudaines éclipses, élégant, brillant, sans morgue et sans pruderie, est d’ailleurs plus amusant que beaucoup de sociétés plus fermées.

La loi de ce monde, au dire du plus averti des témoins, le soleil autour duquel il gravite, l’étoile vers laquelle il se tourne,