Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 30.djvu/510

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la science. Contraire à l’indépendance des peuples, dans quelle mesure est-elle conforme au progrès intellectuel ?

Oh ! que nous sommes loin de l’unité du savoir ! L’extension même de nos recherches, l’imprévu de nos découvertes, la révélation croissante des merveilles qui nous entourent nous ont rendus plus modestes. Nous n’osons plus prétendre qu’il n’y ait pas de mystère ou que le mystère soit pénétré. Les grandes théories qui paraissaient, il y a moins d’un demi-siècle, comme le dernier mot de la science, nous semblent aujourd’hui un point d’arrêt. Loin de faire le tour des choses, l’esprit se rend compte que les choses le dépassent ; il a renoncé à découvrir leur loi première pour n’en saisir que l’infinie complexité. Nous savons que nous ignorons et nous ne savons même pas ce que nous ignorons. Le savant est en face du réel comme le voyageur qui promène son objectif sur les plans divers d’un paysage. Il peut multiplier ses clichés : ceux-ci ne lui donneront jamais qu’une vue fragmentaire de l’ensemble.

Ainsi, la science ne se flatte plus de tout connaître. Et elle a renoncé encore à tout unifier. A mesure que l’esprit s’est enfoncé dans l’univers, il a mieux saisi les différences des élémens qui le composent. L’abîme s’est élargi, qui séparait l’inerte du vivant, et, dans le vivant même, l’intelligence de l’instinct. À ces phénomènes, qui se complètent à la fois et qui s’opposent, une explication « moniste » n’a plus suffi. Une philosophie est née qui, à la théorie de la connaissance, a ajouté une théorie de la vie. Tout en gardant l’idée de l’évolution, elle en a précisé le sens. L’appliquant à la vie, elle l’a séparée du mécanisme : étudiant la vie dans ses procédés et dans sa marche, elle a retrouvé l’âme et reconnu la liberté. Transformation intellectuelle, aux effets incalculables, analogue à celle que provoqua jadis le positivisme, et cette fois dirigée contre lui ! Un livre comme l’Évolution créatrice n’est pas seulement une œuvre, mais une date : celle d’une direction nouvelle imprimée à la pensée.

Ces vues ont-elles nui au progrès scientifique ? Ce sont au contraire nos connaissances que cette différenciation des choses a enrichies. Les sciences particulières ont assoupli, élargi leurs méthodes, l’esprit ayant compris que plus d’un procédé s’offrait à lui pour pénétrer dans le cercle immense qui était hors de lui. L’étude de l’humanité comme celle de la nature ne peut