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de sa blessure, mais toujours aussi énergique, » marchait à côté d’eux, tirant la jambe et « traînant une vache[1], » comme un brave fermier qui se rend à la foire ? Pour compléter l’illusion, là-bas, à Hoogstaede, une musique belge jouait. Elle n’éveillait aucune gaieté chez les fusiliers. Mais les quelques douzaines de Sénégalais qui survivaient à ces journées atroces n’avaient pu l’entendre sans un frémissement de plaisir. Ils oubliaient les tranchées, lèvent, la pluie, la boue ; ils revoyaient la terre rose du bled, les nuits langoureuses d’Afrique. Et ils dansaient[2].

« Les pauvres ! » dit un officier.


III. — SUR LA ROUTE DE FRANCE

Et maintenant, croit-on, ça va être la vie en cantonnement, la vie d’arrière, sans imprévu, sans alerte, sans bombardement, presque aussi insipide que la vie de caserne, mais « abondante, régulière et facile ; » on va pouvoir « se déséquiper, » se laver, quitter la carapace de boue et de crasse qu’on habite depuis un mois et « dont l’odeur est si forte, au dire d’un témoin, qu’elle précède la brigade de cinquante pas. » Ainsi, quand les morutiers reviennent du Banc, tout chargés d’odeurs de saumure et de « massacre, » le vent porte jusqu’au fond des ruelles de Saint-Malo, à plusieurs milles, les lourds relens qui annoncent leur arrivée sur rade…

Et puis les âmes elles-mêmes ont besoin de relâche. Elles ne pourraient supporter longtemps, sans de graves désordres, cet état d’exaltation où elles sont tendues depuis un mois. Tous les carnets de la brigade signalent vers cette date, en l’attribuant d’abord à l’alcool, à des saouleries clandestines, l’éclat extraordinaire des yeux des hommes. C’est la fièvre du combat qui les fait si brillans. Les verbes sont précipités, hachés, comme dans la colère. Plusieurs cas de folie ont été observés. Il en est de trop explicables. Le 15 novembre, le docteur Taburet voit une marmite tomber à deux mètres d’un fusilier marin. Il le croyait écrasé : l’homme sort de sa fosse et pique une course folle à travers champs, droit devant lui. On ne sait ce qu’il est

  1. Cf. Carnet du lieutenant de vaisseau de M
  2. « Pluie, vent, boue… Musique belge. Sénégalais dansent, les pauvres ! » (Carnet du Dr T…)