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ce testament pathétique de sa rêverie : « Si, comme je me plais à le croire, l’intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j’ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l’espère, ne sera pas perdu… » Il admoneste les mélancolies : « L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là ? et n’y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle,… on use noblement sa vie. Voilà ce que j’ai fait et ce que je ferais encore si j’avais à recommencer ma route ; je prendrais celle qui m’a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma] part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science. » Un tel évangile, tombé d’une âme illustre, est celui qui mène à leur achèvement des centaines d’existences très obscures et en secret illuminées, utiles à force de désintéressement et, dans leur solitude, fécondes, et anonymes, et glorieuses dans leur silence. On a marqué de traits vigoureux l’antinomie de la morale et de la science ; il est sans doute vain de chercher par le moyen de la science les principes d’une morale : mais la pratique de la science compose la réalité d’une morale et souvent aboutit à l’héroïsme quotidien, à la pureté mentale, à des formes singulières et exquises de sainteté, dans l’ombre, dans la pauvreté, dans la sérénité. Une hagiographie des savans serait un livre délicieux et auquel notre pays donnerait beaucoup de figures variées, touchantes, attendrissantes, bizarres quelques-unes, toutes dignes de l’auréole.

Ainsi, la France a procuré à la science universelle et de grands génies et une quantité de travailleurs diligens. Elle a défriché ; elle laboure et sème. Beaucoup de champs sont à elle ; et, dans tous les champs, elle a des ouvriers. Mais, par la science française, n’entendons pas seulement la somme des efforts que nos savans ont accomplis et de leurs découvertes : il y a une science française, et qu’on reconnaît pour telle à ses caractères, et qui, dans la science universelle, a son heureuse originalité. L’on se trompe, si l’on croit que la science, étant la recherche de la vérité, est impersonnelle comme la vérité elle-même. Parcourez, en Grèce, les fouilles qu’ont menées à bien les différentes écoles archéologiques, les fouilles françaises de Delphes ou de Délos, les fouilles anglaises de Sparte, les fouilles allemandes d’Olympie : vous y remarquerez des différences très