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aux usages protocolaires qui veulent que, lorsque le souverain fait à des particuliers l’honneur d’aller chez eux, ils le reçoivent on uniforme, c’est en frac que les fils de Bismarck le reçoivent. Enfin, lorsque, quelques jours plus tard, il fait célébrer à Berlin un service religieux en mémoire du prince de Bismarck, les places réservées à la famille restent vides.

Ainsi, jusque du fond de sa sépulture, l’ex-chancelier laissait encore éclater son ressentiment et proclamait que la réconciliation à laquelle, de son vivant, il avait paru se prêter, n’était de sa part qu’une comédie nouvelle ajoutée à toutes celles qu’il avait jouées au cours de sa longue existence. Il quittait la vie sans avoir pardonné.

Ce n’est pas, cependant, de cette intransigeance que la postérité lui demandera compte ; Guillaume II ne méritait pas mieux. Mais elle dira que l’héritage de Bismarck a été funeste à l’Allemagne et que les conceptions politiques et sociales dont il se faisait gloire, en n’assurant à son pays qu’une grandeur éphémère, ont engendré à quarante ans de distance l’effroyable cataclysme, l’ouragan de fer et de feu qui ont couvert de ruines et arrosé de sang la presque totalité de l’Europe et atteint plus ou moins toutes les nations aux sources de leur vitalité et de leur prospérité. Elle dira que ce hobereau prussien a été l’empoisonneur de l’âme allemande et que, s’il n’avait pas vécu, de grandes calamités eussent été épargnées au monde, car, même en admettant que le dernier des Hohenzollern, héritier des ambitions ancestrales, eût prétendu comme il l’a fait depuis, à la domination universelle, et déchaîné le fléau de la guerre, il n’aurait pas trouvé sous ses pas, pour appliquer et développer ses méthodes scélérates de barbarie et de cruauté, le terrain favorable que lui a préparé Bismarck, en créant l’unité de l’Allemagne et en exaltant ses ambitions jusqu’au délire, terrain ensemencé de haine et d’orgueil où nous le voyons évoluer monstrueusement aujourd’hui, en foulant aux pieds, sous des dehors hypocrites, toutes les lois divines et humaines.


ERNEST DAUDET.