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dettes, les formidables dettes de l’industrie allemande, en mettant tout le marché continental sous le contrôle des kartells germaniques.

Notre grand public s’étonne parfois que la riche, prospère et grandissante industrie d’outre-Rhin n’ait pas empêché son gouvernement de nous déclarer cette guerre qui pouvait la ruiner, elle, et ne pouvait en aucun cas la servir, puisque d’ores et déjà la domination économique de l’Europe et du monde lui semblait réservée. La vérité est que le « nouveau cours » ayant conduit toutes les affaires allemandes au bord de la banqueroute, la guerre de 1914 fut le saut dans l’inconnu pour tâcher d’éviter la chute dans l’abîme. La faillite ou le brigandage ; la ruine allemande ou la servitude européenne : c’est à ce dilemme que les conceptions féodales d’un Guillaume II amenaient, en 1914, l’empire bismarckien, et c’est de ce point que l’on comprend mieux le sens presque divinatoire de telle grosse raillerie berlinoise.

Depuis dix ans déjà, le bon peuple de Berlin s’étonnait et s’inquiétait parfois d’avoir en Seine Majestät, non seulement un héros d’opéra wagnérien et un avide financier, un Siegfried Mayer, mais un trafiquant doublé d’un fanatique, un Shylock Mercator… En 1914, aucun juge de Venise ne put arrêter Shylock dans ce qu’il appelait la revendication de son droit : il entreprit donc de lever sur l’Europe sa belle part de viande rouge, en prenant à témoin le vieux Dieu d’Abraham et de Jacob que, certes, « il ne l’avait pas voulu, » mais que l’opération était indispensable à la fortune de ses fidèles, à sa parole impériale, et peut-être pensait-il vraiment l’achever sans répandre une once de sang.


VICTOR BERARD.