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d’ardoise intact et les blanches fenêtres à leur place accoutumée. Donc, comme chaque année, au mois de juillet 1914, il était retourné à Rehon : l’invasion l’y surprit. Désormais, il était prisonnier des Allemands. Vainement sa famille mit-elle tout en œuvre pour le rapatrier : toutes les tentatives échouèrent. Des démarches furent faites par l’ambassade d’Espagne, par le Saint-Père ; elles restèrent sans résultat : l’autorité allemande ne daigna y faire aucune espèce de réponse. Ni le grand âge d’Alfred Mézières, ni la situation qu’il occupait en France, ni sa renommée d’écrivain connu en Allemagne ne lui valurent les moindres égards. Sa correspondance était interceptée. A la suite d’un article paru dans un journal de Paris, et dont on ne sait comment il aurait pu être l’auteur, il fut sommé d’aller s’expliquer chez le commandant d’étapes de Longwy. Pas une vexation ne lui fut épargnée. C’était un prisonnier de marque, auquel on appliquait le droit commun. A l’approche de la fin, les siens ne furent pas admis auprès de lui : ils n’ont pas-eu la consolation de lui fermer les yeux.

L’occupation allemande ignore les lois les plus élémentaires et les plus saintes de l’humanité. Elle grandit d’autant ceux qu’elle choisit pour en faire ses victimes. La mort d’Alfred Mézières, gardé comme otage, a sa beauté douloureuse. Celui qui, témoin d’une première invasion, avait travaillé de toutes ses forces à en épargner le retour à son pays, a subi l’horreur d’une invasion nouvelle. A quatre-vingt-neuf ans, il est mort à l’ennemi. En face de cet ennemi victorieux, nous savons qu’il n’a cessé d’avoir confiance dans la victoire de la France. Il a connu la tristesse, non le découragement. Il aimait trop son pays pour avoir jamais douté de lui. Cette cruelle agonie, si vaillamment supportée, l’associe plus étroitement aux destinées de ce pays qui fut sa passion. Nous nous inclinons, avec un respect encore augmenté et une suprême émotion, devant celui dont nous honorions la belle vieillesse, sans soupçonner l’âpre souffrance qui l’attendait…


A Rehon, où il est né, puis à Metz, où il fut élevé, Alfred Mézières avait été façonné par le milieu lorrain. Sur cette frontière de l’Est, si souvent franchie par l’invasion, le voisinage de l’étranger donne au sentiment national toute son intensité.