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dénués par eux-mêmes de tout esprit critique, ils appliquaient lourdement le procédé que Victor Hugo devait un jour résumer dans le mot fameux : admirer comme une bête. Ils admirèrent tout en bloc, y compris les grossièretés, les invraisemblances, et ce qui n’était pas de Shakspeare. Et comme ils étaient une école de poètes lyriques, ils prirent l’œuvre de Shakspeare pour une longue confession. A cet amphigouri et à ce fatras il fallait opposer les recherches d’une admiration intelligente. L’auteur de Shakspeare, ses œuvres et ses critiques s’y applique. Il ne considère pas le poète comme un météore apparaissant tout à coup dans les ténèbres. Il l’envisage dans son milieu et tient compte des prédécesseurs qui lui avaient frayé la voie. Shakspeare s’est-il mis lui-même dans son œuvre ? L’humour de ses jeunes gens persifleurs exprime-t-il ses idées sur le train du monde ? Est-il un frère d’Hamlet, et a-t-il, comme lui, souffert les affres de l’analyse ? Était-il, sur la fin de sa vie, devenu pareil au sage Prospéro, et la Tempête contient-elle son testament philosophique ? Comment le dire, puisque c’est l’essence même du génie dramatique de sortir de soi pour se muer en chacun de ses personnages ? Et comment croire que tout, dans ce théâtre, soit de même qualité ?

Ce qu’il faut avoir la franchise de dire, c’est que tout n’y peut être également goûté par un spectateur français. Il y a d’un peuple à l’autre des élémens irréductibles. S’agit-il, non pas d’un enthousiasme de convention, mais d’une admiration sincère, d’une émotion directe ? Alors, on doit tenir compte de ces différences inhérentes à la race. Quand nous lisons un auteur étranger, nous le tirons forcément à nous. Ainsi faisons-nous pour Shakspeare. Ce qui nous passionne, nous autres Français, et jamais ne nous lasse, c’est la connaissance de l’âme humaine. Donc, nous savons gré à Shakspeare d’avoir dit sur l’amour, sur la jalousie, sur l’ambition, sur l’ingratitude, sur le mal de vivre, des choses d’une profondeur et d’une tristesse infinies. Tel est, dans l’interprétation de Shakspeare, le point de vue français. C’est celui auquel s’est placé Mézières. « Ne cherchons dans ses pièces que la peinture des caractères. Quelles sont les mœurs qu’il a décrites ? Quels types a-t-il reproduits ou créés ? Ce sont là les seules questions qui intéressent véritablement sa gloire. » Les caractères expliquent les actions, les sentimens produisent