Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

légitimes ; en vain, dans des siècles d’inertie, de corruption et d’esclavage, la servitude s’appelle la paix, l’oppression sagesse, l’amour de l’équité et de l’ordre révolte, et la modération duperie ; en vain, les forts conspirent contre les faibles, s’enorgueillissent de leur propre lâcheté et se confédèrent pour bannir la liberté de la terre… encore une fois, qu’importe ? N’avons-nous que cette patrie ? Elançons-nous avec ardeur dans l’avenir ! Dieu juge les justices humaines ; Dieu nous voit ; il nous entend, il nous pénètre. C’est assez pour notre sécurité. Heureux, nous devrions trouver sous son règne la suite de notre félicité. Infortunés, nous brûlons de la voir commencer, et pénétrés de cette infaillible espérance, nous nous croyons, en buvant la ciguë, plus heureux que les calomniateurs forcenés qui nous la présentent.

Mais si Dieu n’est pas notre rémunérateur souverain et incorruptible, si notre vie, usée par tant d’infertiles travaux, éprouvée par tant de revers, abreuvée de tant de larmes, n’est pas l’aurore nébuleuse d’un jour pur, d’un jour éternel ; si ce voyage désastreux n’a pas pour terme un port inaccessible aux pièges de l’iniquité ; si les infortunes que la vertu attire par sa propre énergie, par son inflexible droiture, par son incorruptible persévérance, ajoutée aux malheurs inévitables de l’humanité, ne sont pas l’illusion d’un instant, le rêve laborieux d’une nuit ; si la prospérité des tyrans ou de ceux qui les flattent, qui les servent, qui les invoquent n’est pas un sommeil court et trompeur que la main du Grand Juge brisera par les tourmens du réveil… oh ! qui nous dérobera à l’humiliation, à l’horreur de notre sort, aux agonies du désespoir ; qui remplira le vide affreux que ce seul doute répand dans notre âme ? Qui dissipera les nuages qui obscurcissent toutes les lumières de notre esprit et que nous servira d’être bons, si nous sommes inévitablement livrés aux méchans ?

Ah ! fuyons la société, l’odieuse société qui nous ôta les forces de l’état de nature pour nous livrer sans défense aux maux de l’état civil ! La société, théâtre de tant d’iniquités atroces ou d’erreurs puériles et cruelles, où la bonne foi est perdue, où le serment a produit le parjure, où tout est sujet de soupçons et source de dangers ; où des lois inégales, indigentes, trompeuses ou trompées, iniques et perfides ont recours à la violence, cèdent au fort et terrassent le faible ! Fuyons les hommes qui les ont faites ces lois, contre lesquelles on ne peut pas même se plaindre, comme