Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

habitent leur paraît un cachot, leur lit un échafaud, leurs amis des traîtres. Sous les yeux des accusateurs ou des juges corrompus, ils disent : Le calme de mon visage sera pris pour l’insolence de la révolte, ou ma timidité pour lâcheté, pour remords…

Soit, et combien l’aggrave l’imagination, dont l’art est d’augmenter le bonheur des hommes heureux et le malheur des infortunés, l’imagination qui pour ceux-ci nie l’espérance et nourrit la crainte. Ah ! mes amis, je sens l’horrible poids de l’accusation dont on vous a souillés ! Moins vous le méritez, plus elle vous tourmente ! Le coupable s’y attend et est prêt à le supporter ; mais l’innocent en est foudroyé. L’injustice le déchire longtemps avant que le péril l’épouvante.

Non, non, je n’oserai pas même vous dire : Applaudissez-vous de vos désastres, comme un guerrier généreux expirant sur le champ de bataille s’applaudirait des blessures qui tout couvert de gloire ! Je ne soutiendrai pas que le monde, où la vertu peut perdre et perd en effet souvent sa cause, est le meilleur des mondes.

Mais si le malheur des citoyens vertueux, qui succombent dans la plus juste des défenses, était nécessaire au grand succès de la liberté contre le despotisme également réprouvé de Dieu et odieux aux hommes de bien, — et qui ne le perdra jamais, qu’il n’ait mis le comble à ses excès, à ses attentats, à ses outrages, — ceux qui envisagent d’un œil ferme et serein une autre patrie, ne peuvent-ils pas se consoler de survivre à celle où la Nature ne leur avait destiné qu’un passage ? Les âmes pures qu’indigne le spectacle de l’anéantissement presque universel de tous principes et de toutes mœurs, ne peuvent-ils pas, en étendant leurs vues, apercevoir dans la dernière période de la corruption le moment décrété par la Providence pour la régénération des hommes et des empires ? Savaient-ils, quand ils formaient des vœux plus ardens qu’éclairés pour hâter cette régénération, savaient-ils si nous étions seulement préparés aux remèdes ? Avaient-ils calculé s’il est dans l’ordre des choses que la maladie soit guérie en ce moment ? Qui de nous peut, sans une témérité coupable, sonder les jugemens de Dieu et censurer ou même deviner les motifs, le pourquoi à jamais ignoré des choses que d’un signe il a prescrites ?

Quelqu’un a-t-il vu l’enchaînement puissant et nécessaire des êtres décroissans par gradations, depuis la perfection infinie