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bourgeois cossus. Les uns, au profil ascétique, encadré d’une barbe de jais, ont un visage dur et soupçonneux, et, dans toute leur personne, une sorte de réserve inquisitoriale, qui décourage le moindre élan. Les autres, largement étoiles de substance humaine, soigneux de leur linge et de leur chaussure, les mains chargées de bagues, les poignets cliquetans de bracelets, semblent absorbés par l’unique souci des félicités matérielles.

Les paysans passent, aux masques taillés à coups de serpe, aux joues vermillonnées d’idoles primitives. La placidité têtue de leurs bœufs se reflète dans leurs gros yeux à fleur de tête. Ils croisent des ouvriers qui sortent des fabriques. Ceux-ci, la figure blême, le regard sans flamme, la démarche automatique, l’air indifférent à tout, s’en vont vers la soupe. Ah ! comme je les sens tous étrangers à moi et aux miens, étrangers aux préoccupations et aux angoisses, qui torturent, en ce moment, d’un bout de l’Europe à l’autre, des millions de vivans !

Je les aborde. J’essaie de causer. Je suis un voisin, un hôte ; j’arrive d’un pays où l’on souffre, où l’on supporte depuis des mois une existence qui est une perpétuelle angoisse, où il s’accomplit journellement des actes admirables de vaillance guerrière, d’héroïsme et de sacrifice. Les compatriotes du Cid et de sainte Thérèse veulent ignorer tout cela. Je les sens dressés contre moi comme des murs. Pas un mot d’admiration pour nos soldats, pas un mot de sympathie pour nos souffrances. On dirait que cela leur est égal, et même que nos épreuves leur causent un secret plaisir.

Un vrai soldat s’incline devant la bravoure malheureuse. La Belgique, dépouillée et mutilée, pour avoir gardé la foi du serment, n’inspire, ici, qu’une pitié dédaigneuse. On traite sa résistance de folie et de donquichottisme. Des officiers en plaisantent publiquement. Les personnes augustes, qui entendent ces plaisanteries indécentes, ne trouvent pas une parole de blâme pour les coupables.

Assurément, il serait injuste de généraliser trop ces toutes premières constatations et de donner trop d’importance à des impressions d’arrivée. Cependant, elles ne se sont pas beaucoup modifiées pendant mon séjour. J’ajoute qu’autrefois j’ai regardé les mêmes hommes et les mêmes spectacles avec d’autres yeux, des yeux plus amicaux et plus admiratifs. Mes sympathies anciennes, malgré les surprises de l’heure présente, ne se