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Claude Bernard, Pasteur, Poincaré étaient de notre France. Tous ceux-là furent de grands hommes, mais, comme l’a fort bien remarqué M. Émile Picard, les grands savans qu’a eus l’Allemagne se distinguent plutôt par leur minutie et leur lente ténacité, les nôtres par leur apport d’idées directrices,

Si les grandes envolées manquent même à leurs plus puissans cerveaux, s’ils sont incapables de ces coups de cognée qui font une brèche éblouissante dans la forêt du mystère, en revanche, ils ont des qualités qui suppléent au génie. Le génie, a dit Buffon, n’est qu’une longue patience. Il avait tort, et son propre génie à lui échappait à cette définition un peu désabusée. Le génie n’est pas cela seulement, mais cela en est une des formes, et que les Allemands possèdent à un haut degré. Leur érudition est méticuleuse, inlassable, fouilleuse ; leur labeur tenace, tatillon, sans répit. Ils ont le génie de la compilation. De là vient que le monde est inondé de leurs répertoires, annuaires, manuels, bibliographies, guides et histoires de toutes sortes. Chez nous-mêmes on est arrivé le plus souvent, lorsque dans nos établissemens scientifiques on a besoin d’une référence relative à une œuvre française, à la chercher dans les publications allemandes qui mâchent le travail et dispensent de l’effort de remonter aux sources. On devine facilement que l’esprit tendancieux dans lequel sont faites ces compilations boches n’a pas peu contribué à répandre partout la croyance à la prétendue supériorité de la science germanique. Notre manie de nous entre-dévorer a fait le reste, et nous connaissons chez nous des hommes de science, — je ne dis pas des « savans, » il y a des mois qu’il ne faut pas prodiguer, — importans par leur situation administrative, et qui sont trop heureux d’attribuer, d’accord avec les compilations boches, à nos ennemis, tels travaux dus à leurs subordonnés et qu’ils savent pertinemment avoir été importés de chez nous par nos ennemis. Ceux-ci sont si loin ! Ils ne seront jamais des concurrens pour les places et les honneurs et on a moins de peine à les haïr que les gêneurs de talens dont la présence vous porte ombrage.

Pour imiter les médecins qui affublent d’un beau nom néologique les maladies qu’ils ne savent point guérir, on me permettra de caractériser par deux mots les défauts qui chez nous ont contribué surtout à donner tant d’injuste prestige à la science germanique : xénolâtrie et allélophobie.

Si l’Allemagne ne peut réellement prétendre à une primauté quelconque dans la science moderne, elle y est nettement inférieure à la France et à l’Angleterre, si l’on remonte le cours de l’histoire.