Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

espérance : ils crurent voir se lever l’aurore de temps plus heureux où il n’y aurait plus, dans un Empire ottoman régénéré, que de fidèles sujets du Sultan, sans distinction de races ni de religions. Leur illusion fut vite dissipée. Le régime jeune-turc, mentant à toutes ses origines et à toutes ses amitiés, se jeta dans une politique exclusivement musulmane, centralisatrice et turque. L’Allemagne ne manqua pas de le pousser dans cette voie, car l’autre, celle qui l’aurait conduit vers un régime de liberté, le menait du même coup à l’amitié française et anglaise ; elle lui fit croire à l’imminence d’un péril russe, comme si, contre un pareil danger, la meilleure des garanties n’était pas, pour les Turcs, dans une entente étroite avec la France et l’Angleterre. Les massacres d’Adana, dont les Jeunes-Turcs portent la responsabilité, sont l’acte décisif qui oriente définitivement leur politique dans une voie plus oppressive, plus tyrannique, que ne l’avait été le gouvernement hamidien. Le programme de Saïd pacha, déjà mis en pratique par Abd-ul-Hamid : « Nous résoudrons la question arménienne en supprimant les Arméniens, » devint celui du Comité Union et Progrès. Les rêveries du docteur Nazim, membre influent du Comité, ont coûté aux Turcs leur empire d’Europe. Cet incorrigible utopiste s’imagine qu’on peut transplanter les hommes plus aisément que des plantes ; c’est son plan de repeupler la Macédoine et d’y renforcer l’élément turc, en y implantant des mohadjirs (émigrans) venant de Bosnie, qui a provoqué l’alliance balkanique et amené les désastres turcs de 1912. C’est une conception du même genre qui a été l’origine des épouvantables déportations des Arméniens d’Anatolie. Ainsi la révolution, faite aux cris de « liberté politique, égalité des races et des religions, » aboutissait à une politique de panislamisme et de turcisation ; dès lors, les populations non turques, poussées au désespoir, ne pouvaient plus que chercher, soit à améliorer le régime, soit à se soustraire à l’arbitraire d’un gouvernement qui, de plus en plus, derrière le paravent d’un souverain imbécile et d’un parlement domestiqué, devenait la propriété d’une coterie d’ambitieux sans scrupules et d’éhontés profiteurs.

Quand survint la Grande Guerre, non seulement les populations non turques de l’Empire ottoman, mais encore une grande partie des Turcs eux-mêmes, aspirait ouvertement à un régime nouveau, plus libéral, moins inféodé à des volontés étrangères.