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L’ALSACE À VOL D’OISEAU.

sympathie pour les âmes vivantes et sincères. Parlez sans crainte. En vous épanchant, vous vous délivrerez peut-être d’un poids qui vous oppresse.

— J’essayerai donc, mais sans aucun espoir de résoudre le problème. En remuant ces souvenirs intimes, je ne vous parlerai que des sensations révélatrices qui jalonnèrent les points tournans de ma jeunesse et aiguillèrent mon effort.

III. — EN QUÊTE D’UNE PATRIE

Nous étions toujours assis sur le rocher du Menelstein. Le soleil, encore haut dans le ciel, ne descendait que lentement vers les crêtes chevelues des Vosges. Un léger brouillard se dessinait, comme une ligne blanche, au pied de la Forêt-Noire. Parfois un petit coup de vent passait sur la lande et agitait ses buissons rabougris, mais rien ne troublait le calme de cette soirée d’automne, embaumée d’une odeur de résine et de bruyère. J’écoutai avec une attention profonde le récit suivant de mon ami :

« Mes années de voyage pourraient se définir d’un mot : histoire intérieure d’un Alsacien en mal de sa patrie. Je n’en rappellerai pas toutes les étapes et vous dirai seulement celles qui me secouèrent de fond en comble. Si je mentionne les deux premières : Paris et Berlin, c’est qu’elles furent capitales et que leur contraste donna un choc décisif à ma sensibilité nationale. — Paris est la ville la plus connue du monde, et cependant vous imagineriez difficilement quelle sorte d’émotion produisit vers 1900, dans l’âme d’un jeune Alsacien, momentanément sorti de la geôle prussienne, le premier aspect de la capitale française. Je m’étais logé au quartier Latin. Alfred de Vigny compare Paris, vu du haut de la tour Saint-Jacques, à une meule immense qui tourne sous une invisible manivelle. Pendant les premières semaines, je me sentis broyé par cette meule, puis emporté au hasard par le flot humain qui court sous cette roue infatigable. Mais bientôt une impression lumineuse s’en dégagea, et je me souviens, comme d’une chose ineffaçable, de la prodigieuse leçon d’histoire et d’esthétique reçue au bout d’un mois. Dans cette fourmilière, où grouille la France et le monde, le passé, — et quel passé ! — est toujours vivant, par