livrées à la risée du vice souple et poli ; les louanges éternelles prodiguées à notre luxe, à nos vins, à nos cuisiniers, et l’ironie versée à pleines mains sur les hommes qui ont méprisé tous ces biens, sur les peuples qui ne les ont point connus, et où une sainte égalité ne permettait pas à un petit nombre de citoyens de s’engraisser de la faim d’autrui. Que prétend-il ? Veut-il que nous apprenions à préférer de tout notre cœur l’embonpoint de l’esclavage opulent à la pauvreté sobre et indépendante ? Veut-il que nous ressemblions à ces animaux élevés dans nos basses-cours, qui se rassasient en paix de l’ample nourriture qu’on leur prodigue, sans se douter que c’est pour les manger ? » Le premier Chénier qu’on nous révéla, celui des Bucoliques et des Elégies, n’était pas un poète fade, mais un poète qui semblait réfugié dans sa poésie, loin de son temps, et à tel point que son aventure politique avait un peu l’air d’un accident. On ne soupçonnait pas, je crois, ce qu’il y a de violent, de farouche, en lui. Ses écrits en prose, publiés dans le Journal de Paris ou ailleurs et que Becq de Fouquières a recueillis, ne donnent pas l’idée de cette ardeur révolutionnaire qui éclate dans le recueil du M. Abel Lefranc. Ses articles de journaux sont, pour la plupart, de l’époque où la Révolution, tournant à la Terreur, l’offense et l’indigne. Mais avant la Révolution ou pendant ses préludes, il est un révolutionnaire et qui tient avec rudesse le langage des revendications, qui fait parler haut sa haine et son mépris.
Un jour, au mois de juin 1794, Boissy d’Anglas présentait à la Commission de l’instruction publique une requête de son ami Florian, le fabuliste, chassé de Paris en tant que noble et qui cherchait un stratagème pour éluder son exil. Toute la Commission se récria. Le médecin Duhem prononça ces remarquables paroles : « Ces gens de lettres, tous aristocrates et contre-révolutionnaires ! On n’en pourra jamais rien faire de bon. Ce Voltaire, dont on parle tant, il était royaliste et aristocrate ; il aurait émigré l’un des premiers, s’il avait vécu !… » Je ne vais pas comparer le médecin Duhem.et André Chénier, certes ; mais il y a quelque analogie entre leurs deux jugemens de Voltaire. Ce qu’André Chénier ne peut souffrir, dans le patriarche de Ferney, c’est le royaliste et l’aristocrate. Et que pense-t-il des aristocrates ? Il est, à leur sujet, d’accord avec toute une jeunesse que les « lumières » nouvelles ont éblouie, avec son ami le chevalier de Pange, élégant ennemi de ces privilégiés « pour qui la nature n’a pas autant de partialité que la fortune. » Lui, Chénier, vante avec entrain Cicéron, « plébéien sans fortune » et qu’on