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imaginables. Ils avouaient volontiers que l’Europe avait été toute française et ils ne faisaient pas difficulté d’admirer cette Europe française ; mais ils ajoutaient : « On ne peut pas être et avoir été. Dans la marche de l’humanité vers ses obscures destinées, la puissance passe d’un peuple à l’autre. La France a dominé l’Europe au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’Angleterre au XIXe : notre tour est venu. La France, c’est un magnifique passé ; l’Allemagne, c’est le présent, c’est l’avenir. »

Ce n’est là qu’une des formes innombrables de cette infatuation que, depuis la guerre, nous voyons s’étaler dans tous les écrits allemands. Mais retenons-la, car elle contient un aveu.

En effet, cette culture allemande, dont nous constatons tout à coup les prétentions démesurées, est une invention récente. Son histoire est brève, mais elle est pleine d’enseignemens.

« Nous autres Allemands, nous sommes d’hier, disait Goethe à Eckermann. C’est vrai que, depuis un siècle, nous avons solidement cultivé notre esprit. Mais il se peut bien qu’il se passe encore quelques siècles avant que nos compatriotes se pénètrent assez d’esprit et de culture supérieure pour qu’on puisse dire d’eux qu’il y a très longtemps qu’ils ont été des Barbares. »

Pour arriver à se substituer à la culture française dans l’empire qu’elle avait si longtemps exercé sur l’âme européenne, il fallut que l’Allemagne moderne cessât de justifier cette modestie, ou du moins d’y croire.

Nous n’avons pas suivi d’assez près l’opération, et le monstrueux orgueil germanique qui a fait explosion dans cette guerre nous choque d’autant plus que nous étions accoutumés N à voir cette race se considérer comme la Cendrillon de l’Europe. Nous éprouvons à peu près le sentiment d’un homme qui verrait son ancien valet de chambre s’installer à sa table, et réclamer la place d’honneur. Il s’est opéré là un gigantesque travail d’éducation et de dressage.

Ce fut l’œuvre intellectuelle de la Prusse menée parallèlement à son œuvre d’unification politique que de corriger l’ancienne Germanie de son honnête timidité.

Au reste, commencée par Fichte au début du siècle, cette transformation de l’esprit d’un peuple, véritable « transmutation de toutes les valeurs, » pour employer l’expression de Nietzsche, ne devient visible qu’au lendemain de la guerre de 1870, et