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Schopenhauer est-il maintenant plus chez lui et plus à son aise qu’il ne l’a jamais été en Allemagne, pour ne point parler d’Henri Heine qui a déjà passé dans le sang des lyriques parisiens les plus fins et les plus précieux, ou de Hegel qui, par Taine, c’est-à-dire par le premier historien vivant, exerce une influence presque tyrannique. »

Il y a là quelques remarques fort justes. L’influence allemande sur l’esprit français, au lendemain de la guerre de 1870, qui pourrait la nier ? Elle n’était peut-être pas aussi profonde qu’on l’a dit, et que Nietzsche semble le croire. Mais il est incontestable que la science française, ou du moins certaines sciences françaises, avaient cru devoir se mettre à l’école de l’Allemagne. Toute une génération s’est grisée de métaphysique allemande, et il est parfaitement exact qu’à ce moment Hartmann, Schopenhauer, Hegel, Kant, eurent plus de disciples, sinon plus de lecteurs en France que dans leur pays. Mais ce qui est peut-être plus important dans l’observation de Nietzsche, c’est qu’il voit clairement et qu’il signale le fossé qui sépare l’intelligence française dans ses manifestations les plus raffinées, l’intellectualité, — pour employer un mot récent et un peu pédantesque, mais qui a fini par désigner quelque chose, — du sentiment populaire. Le sentiment populaire s’exprimait dans la poésie de Déroulède, dans le désir de la revanche, dans la haine irraisonnée de l’ennemi vainqueur, dans la revendication obstinée des provinces perdues ; l’intellectualité, dans ce « pessimisme hautain et plein de goût » qui faisait l’admiration de Nietzsche. La santé nationale, la raison profonde, nous voyons bien aujourd’hui que c’est Déroulède qui les représentait. Mais que d’amendes honorables n’a-t-on pas à lui faire ?

Ce pessimisme avait envahi la littérature française. Parnassienne ou symboliste, la poésie cherchait l’alibi du passé, de l’exotisme, de la légende et du rêve. Le roman réaliste ou naturaliste n’était tout entier qu’un long pamphlet contre la société, contre la vie. L’expression de la confiance en l’avenir, si par hasard elle se manifeste dans l’immense production littéraire, de ces quarante dernières années, on trouve bien vite quelques petites phrases désolées qui la corrigent : un doute, une restriction, l’empreinte du siècle. Les romanciers s’élevaient-ils au-dessus de la description des mœurs et de l’anecdote romanesque : ils dépeignaient le crépuscule des rois, la