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sur la toile, ses pieds viennent me coller aux reins. Je suis en bras de chemise, et je sens sur ma chair une froideur horrible qui la hérisse de frissons.

Dans le parc, sous les sapins, s’allonge une grande tranchée remplie de chaux, à demi comblée déjà ; nous y chavirons notre charge, que nous recouvrons en hâte avec quelques pelletées de terre.

13-19 août. — Ces premiers jours, dans leur obsédante uniformité, me laissent une impression de fatigue persistante, d’énervement continuel et confus. Qui m’eût dit, il y a tout juste un an, tandis que je bostonnais suavement à Cabourg, que je viendrais faire en Alsace métier de fossoyeur ?… Car, en vérité, c’est bien cette macabre profession que j’exerce. Alas ! poor Yorick… Ah ! oui, hélas ! le chemin de la tranchée, dans la clairière, nous est trop vite devenu familier. La fosse profonde est pleine à présent, et, chaque matin, nous en creusons d’autres pour d’autres malheureux. J’en ai tant et tant pioché de ces trous dans la terre fraîche que j’en connais par cœur les dimensions : deux mètres de long, soixante centimètres de profondeur. Il y en a aujourd’hui cinquante-huit, dont les tertres bossellent le jardin joli. Combien, demain, seront-ils ?

On doit rudement se battre, là-bas, dans la plaine, derrière les hautes cimes qui bouchent l’horizon. Tous les jours, à toute heure, Allemands ou Français, Français surtout, les blessés nous arrivent par vingtaines. De souples autos, plus souvent de durs chariots de paysans, les amènent ensanglantés et gémissans, la tête ou la poitrine trouée, les membres rompus par la mitraille. Sous eux, la paille est rouge dans les voitures, et, sur le sable des allées, des mouchetures de pourpre marquent leur passage. Certains sont inertes et prostrés, la face cireuse ; d’autres, au contraire, brûlent de fièvre et hurlent leur douleur.

Nous les déshabillons aussi doucement que nous pouvons, retirons les capotes, les tuniques, les pantalons trempés de sang et de sueur, puis les majors les examinent. Ceux qui ont quelques chances d’être sauvés, qu’on pourra plus ou moins vite évacuer sur Saint-Dié, sont alors montés dans les chambres. Les autres, mon Dieu, les autres, — c’est une atroce, mais impérieuse nécessité, car la place nous manque, — les autres sont entassés au rez-de-chaussée, dans le hall, et on les laisse agoniser sur leurs brancards. Combien en ai-je vu succomber