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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/867

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La matinée, puis l’après-midi s’écoulent ainsi dans une alarme grandissante : Une contre-attaque française a réussi momentanément à refouler l’ennemi, mais de toute certitude, si l’on ne se hâte pas de plier bagage, l’ambulance va être prise.

Le caporal M…, est congestionné de rage et sa colère se traduit en paroles fâcheuses :

— C’est criminel de nous laisser ici, f… le camp, n…de D… !

Il se fait durement rabrouer par un major. A neuf heures enfin, arrive l’ordre de nous replier. Immédiatement, c’est un branle-bas affolé, on court, on se bouscule, on s’invective. Un vent de panique souffle comme à bord d’un navire en perdition. Nos blessés, désespérés de se voir abandonnés, veulent se jeter par les fenêtres ; les autres, les Allemands, ricanent avec insolence, entonnent la Deutschland uber ailes.

Et voici que, brusquement, lancé à voix haute, j’entends l’appel de mon nom. Atterré, j’apprends qu’avec sept autres infirmiers et un médecin, nous sommes désignés pour rester à la garde des blessés. C’est la capture certaine, l’internement en Allemagne, peut-être pis encore. Je me sens envahi d’une affreuse détresse, les larmes me montent aux yeux ; malgré moi, je pleure comme un enfant.

Nous assistons, la mort dans l’âme, au départ de nos camarades ; ils viennent nous serrer la main, nous adresser quelques paroles de commisération. Malgré leurs efforts, la joie de s’en aller, d’échapper à l’avenir cruel qui nous attend, brille dans tous les regards. Une dernière étreinte rapide et bientôt le bruit de leurs pas décroît dans la nuit.

Je n’ai pas le courage de remonter dans les services, et je me dirige vers la cuisine où je vois filtrer de la lumière. Le portier badois, des blanchisseuses alsaciennes que nous avons trouvés à notre arrivée et qui sont restés avec nous, tiennent un grand conciliabule. Epaves lointaines du lycée, quelques mots d’allemand me reviennent sur la langue et je lie avec eux une conversation forcément décousue.

Voyant mon abattement, ils essaient de me rassurer : Sanität, sanität, nicht kaput, répètent-ils. Suivant eux, je ne risque rien, mais leur ton manque déplorablement d’assurance. Le portier me fait signe d’attendre, il sort et revient au bout d’un instant avec une bouteille du vin du Rhin. Où diable l’a-t-il trouvée, l’animal ? Il remplit un verre qu’il me tend.