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VISITES AU FRONT.

mais tout y semblait somnoler dans une paix bucolique. « Ils sont là, » dit l’officier. Et cette inoffensive petite ferme me sembla tout à coup avoir une figure humaine, grimaçante et haineuse. Jamais la plus furieuse canonnade n’avait évoqué leur présence de façon si saisissante.

À cet endroit, le front de combat et l’ancienne frontière se confondent presque partout, et à travers une éclaircie dans les hauteurs boisées qui cachent les batteries allemandes, nous vîmes à l’horizon une grande masse grise se dessiner. C’était Metz, la ville promise, se dressant avec ses clochers et ses tours, comme la bannière mystique qui apparut à Constantin pendant la bataille…

Nous descendîmes à pied, à travers des vignes et des vergers détrempés, jusqu’à Pont-à-Mousson. C’est un hasard météorologique qui nous permit d’y entrer, car, quand le vent se tait, le canon parle, et alors le pauvre Pont-à-Mousson ne reçoit pas de visites. On se l’explique facilement quand on est dans le jardin du grand monastère de l’ordre de Prémontrés, où l’on a installé un des hôpitaux de la ville. Entre les charmilles de tilleuls les obus allemands ont creusé trois ou quatre cratères, dans l’un desquels, pas plus tard que la semaine dernière, une petite fille a trouvé la mort. La façade du bâtiment est criblée comme une cible et défigurée par de grands trous béans. Pourtant, sous cet abri précaire, sœur Thérésia, de la même race indomptable que les sœurs de Clermont et de Gerbéviller, a réuni un troupeau de soldats blessés dans les tranchées, de civils dispersés par le bombardement, d’éclopés, de vieilles femmes et d’enfans, toutes les épaves humaines de ce coin du front en butte à tant d’orages. Sœur Thérésia ne se déconcerte pas quand les obus pleuvent sur son toit. Le bâtiment est immense ; quand une aile reçoit un obus, elle réunit ses protégés, avec lits et bagages… et en route pour une autre aile… « Je promène mes malades, » dit-elle avec calme, comme si elle nous faisait les honneurs du plus moderne des hôpitaux. Et elle nous guide à travers de longues galeries voûtées, chargées d’une ornementation baroque, aux encorbellemens soutenus par des figures de saints en stuc, qui contemplent avec indifférence les couchettes alignées et les longs tréteaux où des éclopés aux yeux hagards s’attablent pour manger la soupe.