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VISITES AU FRONT.

Afrique. Aussi, Crévic, pourtant modeste et ignoré, ne put-il échapper à la fureur des envahisseurs. À peine y furent-ils arrivés que l’officier commandant se fit conduire à la maison du général, et fit dresser dans la cour un bûcher où l’on jeta papiers, portraits, meubles et souvenirs de famille… après quoi, il fit brûler l’habitation. Assis dans le parc abandonné, devant la ruine lamentable, nous écoutâmes de la bouche du jardinier le récit de cet exploit. Le fait qu’aucune autre maison n’a été endommagée à Crévic accentue encore la lâcheté préméditée de cette basse vengeance.

16 mai.

À deux kilomètres à peu près de la frontière allemande (front aussi bien que frontière sur ce point) une colline isolée s’élève des plaines de Lorraine. À l’Est, on voit une rivière serpenter entre les peupliers. Ce petit cours d’eau sert de limite entre la République et l’Empire. Par un temps clair comme celui-ci, la vue du haut de cette colline est extraordinairement intéressante. Au sommet, un canon contre aéroplanes se dresse vers le ciel, guettant l’arrivée des oiseaux ennemis. Et tout autour une tranchée profonde, ou plutôt un boyau, circule, rattachant les postes d’observation les uns aux autres. Dans chacun de ces terriers blindés, ingénieusement munis de claies et de toits, se tiennent deux ou trois officiers d’artillerie, aux visages absorbés et tranquilles, qui dirigent par téléphone le tir des batteries, nichées dans les bois à plusieurs kilomètres de là. Quelque intéressant que fût l’endroit, les hommes que j’y vis m’intéressèrent bien davantage. Ils appartenaient visiblement à des classes sociales différentes, et n’avaient pas reçu la même éducation ; et pourtant leur fraternité de cœur et d’esprit était complète. Ils étaient tous plutôt jeunes, et leurs visages avaient ce caractère que la guerre a donné aux visages français : un caractère d’intelligence plus précise ; de volonté plus ferme : comme si toutes leurs facultés décuplées étaient tendues vers un but suprême, et comme s’ils marchaient, éblouis par la splendeur de leur haute vision.

De cette petite éminence, d’où tant d’yeux vigilans sont toujours fixés sur la frontière, nous descendîmes à un village à mi-côte où l’officier qui commandait nous offrit le thé dans une charmante vieille maison, au jardin fleuri. Au bas de la