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fournissant à nos esprits la détente dont nous avons besoin pour ne pas nous énerver, et même qu’il peut être un enseignement, une école de patriotisme et de vertu... le public laisse dire et garde son opinion. Pour lui le théâtre est un lieu de divertissement ; il va au théâtre dans l’espoir d’y passer une soirée agréable, et il sait bien que dans le budget de tous les ménages, les frais de spectacle figurent à la colonne des menus plaisirs. Or, il estime que le moment n’est pas à prendre du plaisir et chercher du divertissement. Dans les sociétés modernes, la religion a, de tout temps, traité le théâtre en ennemi, car l’endroit est profane. Pareillement, cette autre religion qui est celle de la patrie nous le rend aujourd’hui suspect. De là une conséquence imprévue, mais logique : c’est la déroute des pièces sérieuses et le triomphe du théâtre gai. Une grande discussion s’est élevée entre augures pour savoir si le théâtre, en temps de guerre, doit être grave ou plaisant, instructif ou amusant, s’il doit faire penser ou faire rire. Voici qui tranche la question. A nous tous, tant que nous sommes, il semble que ceux-là seuls ont le droit de se montrer au théâtre qui l’ont acheté sur le champ de bataille ou dans les tranchées, au prix de mille souffrances et des pires dangers. Que les permissionnaires et les familles des permissionnaires aillent au théâtre, nul n’y trouve à redire, au contraire, et c’est pour le mieux. Mais le théâtre pour permissionnaires doit être tout le contraire d’un théâtre d’éducation. Cela résulte de la nature des choses, et les plus beaux raisonnemens n’y feront rien...

En dehors de ce théâtre spécial, qui est éminemment du « théâtre utile, » le chroniqueur dramatique n’a que peu à glaner. Une seule nouveauté digne d’arrêter notre attention : quelle joie de savoir qu’elle est l’œuvre d’un soldat, et parmi les plus bravas ! Le lieutenant de dragons Adrien Bertrand a été grièvement blessé, comme son frère le capitaine Georges Bertrand. Un congé de convalescence lui a permis de venir surveiller les répétitions de sa pièce. Car la Première Bérénice est mieux qu’un à-propos, c’est une pièce où s’annonce un auteur dramatique, c’est la comédie d’un jeune poète très heureusement doué. L’épisode que l’auteur a mis à profit est le séjour de Racine à Uzès, où son oncle, le chanoine Sconin, lui faisait « espérer » une abbaye. Ce séjour nous est fort bien connu par de charmantes lettres qu’écrivait aux siens le petit Racine. Il semble que l’écolier de la veille se soit assez bien accommodé de sa villégiature méridionale. Il a vingt ans ; le pays est nouveau pour lui ; il ne fait rien et il voit de sa fenêtre un « tas de moissonneurs, rôtis du soleil,