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lorsque j’eus la chance d’être interpellé par un officier qui, furieux de ne pas recevoir de réponse, me saisit brutalement par le bras et me fit signe de passer mon chemin. Je m’éloignai donc, en retenant ma colère ; mais l’horrible spectacle de l’homme ensanglanté et de la femme outragée par une poignée de soldats ne devait plus cesser désormais de me hanter comme un cauchemar, jusqu’à ce que mes yeux se fussent accoutumés à d’autres visions semblables, — et bien pires encore.

Tout le long de mon chemin, j’entendais s’élever autour de moi des cris désespérés de femmes où se mêlaient de grossiers éclats de rire d’hommes ivres. Parfois aussi une femme s’élançait dans la rue, vêtue d’une robe de nuit et les cheveux dépeignés, s’efforçant vainement d’échapper à un soldat prussien qui la poursuivait ; et je n’oublierai jamais, surtout, deux cadavres gisant au bord d’un trottoir, deux cadavres dont l’un était celui d’un tout jeune garçon. J’ai eu ainsi l’occasion, je crois bien, d’être témoin des premiers actes de guerre de l’Allemagne contre la Russie, consistant en un lâche massacre de créatures désarmées et tout à fait sans défense.


Enfin M. Morse est arrivé dans la grande rue de Kalisz, où se trouvaient les deux principaux hôtels de l’endroit. A la fenêtre de l’un d’eux, des officiers ivres se divertissaient à tirer violemment par les bras et les jambes un homme âgé, qui pouvait bien être l’hôtelier. « Derrière eux, dans la vaste salle du restaurant, d’autres officiers buvaient et chantaient en compagnie d’une demi-douzaine de filles publiques. Que si j’avais lu quelque part une description de cette scène, assurément j’aurais accusé l’écrivain d’être un menteur éhonté. Mais aussi bien n’insisterai-je pas davantage sur les atrocités que j’ai vues ce jour-là. Je me bornerai simplement à noter que nul fait d’hostilité, nul combat d’aucune sorte n’avait encore eu lieu entre Allemands et Russes. L’Allemagne me faisait voir là toute la bestialité de l’hyène immonde, se repaissant de sa proie avant qu’un seul coup de dent fût porté contre elle. »

Mais l’heure s’avançait, M. Morse commençait à souffrir de la faim ; et puis, en vérité, l’autre hôtel lui offrait un aspect beaucoup plus rassurant. Il s’est donc enhardi à y pénétrer, en tenant à la main une pièce d’or anglaise et une douzaine de marks allemands dont un seul lui a suffi, d’abord, pour fléchir la rigueur d’une jeune sentinelle prussienne postée sur le seuil de la salle du restaurant. Dans cette salle, encore à peu près vide, il a aperçu l’hôtelier, sa femme, et tout son « personnel » affalés sur un banc, à demi morts d’effroi. S’approchant d’eux avec son sourire le plus amical, il a essayé de leur faire entendre, par les signes d’usage, qu’il désirait manger et boire : mais sans doute l’hôtelier l’aura pris pour quelque haut fonctionnaire