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Dieu, pour demeurer le peuple de Dieu, allait-il retrouver en face des plénipotentiaires, en face de ses propres diplomates qui aspiraient à revenir les mains pleines, le geste sommaire et décisif du Christ ? Les respectables traditionalistes qui purent avoir un instant cette illusion durent bientôt l’abandonner : la politique ne permettait plus à Genève d’être toute petite, et ce n’est qu’en demeurant toute petite que Genève eût pu redevenir, ou à peu près, la fidèle captive de son passé. La politique réclamait que les limites de Genève fussent reculées, et qu’avec ces limites se modifiât son âme.

Il semble que tout d’abord, à la fin d’avril 1814, les pasteurs firent effort pour conjurer le péril : en leur nom, le modérateur Choisy et le secrétaire Bourrit écrivaient au Conseil que :


Pour les populations réunies pour la première fois aux Genevois, Genève pourrait bien être un centre d’affaires, de commerce, d’intérêts divers, un théâtre d’ambitions, mais jamais une patrie, que le mot de liberté n’y serait pas compris de la même manière par les uns et les autres, que la religion réformée y a toujours été trop unie à l’État pour souffrir sans inconvénient une division sur ce chapitre, tandis que, de son côté, l’Eglise romaine n’a rien changé à ses dogmes ; que l’expérience des seize dernières années n’est pas faite pour infirmer ces craintes.


Les angoisses des pasteurs s’expliquaient ; mais, pratiquement, que pouvaient-ils conseiller ? Ils sentaient eux-mêmes que le désir de voir Genève canton suisse progressait et prévalait. Un excellent protestant comme l’apothicaire Broé parlait avec assez d’amertume de ceux qui ne voyaient dans l’augmentation de la République que la subversion totale des principes religieux. Il constatait qu’en présence de l’immoralité française et de la religion catholique, on était devenu plus assidu dans les temples. Le spectacle de la Suisse, pays mixte, » où les secousses du fanatisme étaient plus rares que dans le reste de l’Europe, » et puis son mépris naturel de vieux Genevois pour le catholicisme, « cette religion de superstition qui ne peut pas être celle d’un peuple éclairé, » rassurait l’apothicaire. Certaines démarches clandestines du Consistoire contre une augmentation de la République faisaient l’effet à Broé d’une manœuvre « déplacée. » Voilà une jolie équipée anarchique, écrivait, de son côté, Charles de Constant au sujet de l’intervention des pasteurs auprès d’Ancillon, familier du roi de Prusse, pour empêcher Genève de s’agrandir.