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mari est mort à l’hôpital, il y a trois jours ; elle n’a pu arriver à temps. Maintenant, elle pleure sur sa tombe.

Elle chantait plutôt. Quelle étrange scène ! Nous nous approchâmes doucement. Le femme ne nous vit pas venir. Elle tenait la terre embrassée, en égrenant une sorte de litanie, si vieille que nul n’en connaissait l’âge ni le nom. Parfois elle relevait la tête et le buste, alors sa cantilène montait, plus distincte ; parfois elle allait jusqu’à s’écraser le visage contre terre, comme si son chant ne dût être entendu que par le mort. Que lui disait-elle, en cette prose rythmée dont le sens nous échappait ? Sans doute, c’était quelque paysanne de ces gouvernemens de l’Est, de Perm ou de Viatka, où s’est conservé l’antique usage des pleureuses, et, pleureuse elle-même, elle répétait à son mari des paroles chantées autrefois pour des morts indifférens dont sa douleur lui révélait aujourd’hui la poignante sincérité.

Le jour tombait, les ouvriers cessaient leur travail. Nous quittâmes le cimetière et, longtemps, sur la route bordée de bouleaux entre les prés, la voix de la pleureuse nous accompagna dans le soir.


Et maintenant, pour terminer cet article, je parlerai de l’entrevue que m’accorda l’Impératrice.

Sa Majesté m’accueillit dans le petit salon de son hôpital. Elle se tenait debout contre la bibliothèque, ayant auprès d’elle sa fille cadette, la grande-duchesse Tatiana.

Tous les Français qui l’ont vue se rappellent la jeune Impératrice aux traits régulièrement beaux, à qui Paris fit, il y a quelques années, une réception enthousiaste. Le temps a mûri ses traits sans en altérer la beauté. L’ovale, aminci par l’encadrement blanc du voile, est toujours aussi pur ; seulement les tristesses de l’heure actuelle ont imprimé au sourire une expression d’intense mélancolie. L’impératrice de Russie a aujourd’hui l’ineffable et émouvante beauté des êtres sur lesquels a passé la douleur.

Sa Majesté Alexandra Féodorovna me tendit la main avec cette suprême bienveillance qui est la politesse des rois. Puis elle m’interrogea sur la Revue des Deux Mondes.