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contrat d’assez longue durée. Néanmoins, le projet du gouvernement fut repoussé par cette objection qu’il ne fallait pas que l’Etat devînt « marchand de viande. » Nous avons vu tout à l’heure qu’il était marchand de grains pour le bien public.

Sans être plus qu’il ne faut socialiste d’Etat, chacun convient que le rôle de l’Etat est éminemment d’assumer les besognes d’intérêt général que nul particulier ne veut ou ne peut entreprendre ; le tout est affaire de mesure et d’opportunité. Tout Etat comporte un minimum de socialisme ou de « socialisation ; » pour pratiquer dans son intégrité le système individualiste il faudrait vivre tout seul, et dès que Robinson dans son île rencontre Vendredi, le socialisme commence.

Cette viande frigorifiée dont nos Chambres ont repoussé la fourniture directe, comme il fallait à tout prix ménager le cheptel français, nous sollicitons modestement l’Angleterre de nous en repasser 20 000 tonnes par mois pour aider à l’alimentation de nos armées, et l’intendance militaire, qui la reçoit, et la paie, en revend quelque peu à la population civile.

Celle-ci d’ailleurs n’en réclame guère jusqu’ici, et la difficulté consiste plutôt à la lui faire accepter. Rien d’étonnant à cela : depuis longtemps, on s’était soigneusement appliqué à paralyser la concurrence de la viande étrangère ; les viscères devaient être adhérens chez les sujets importés, sûr moyen de les faire pourrir en route ; on exigeait pour les moutons « la section cruciale, » ce qui, en langage administratif, signifiait qu’ils devaient être coupés en quatre, contrairement aux habitudes du commerce de gros, etc. Bref, comme on ne voulait pas révéler tout crûment que le motif de cet ostracisme était le maintien des prix du bétail français, on était parvenu à déprécier dans l’opinion la viande d’outre-mer, en la représentant comme malsaine ou du moins fort défectueuse. Seuls, des aloyaux frigorifiés parvenaient ces dernières années régulièrement aux Halles ; ils étaient vendus de préférence aux grands restaurans, qui les appréciaient pour leur clientèle de choix parce qu’ils étaient plus tendres.

Quant au grand public, on avait si bien réussi à lui imprimer le dégoût de cet aliment que les commissions nommées depuis la guerre pour en organiser l’introduction cherchaient à le baptiser d’un adjectif nouveau, tellement celui de