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croyant, malgré les vingt ans de Nathalie, avoir affaire à sa mère véritable.

Quelquefois aussi, il l’appelle : galoubka, « ma petite colombe. »

Hier, tant est grand son désir de lui offrir quelque chose en échange de ses soins, il lui a dit :

— Si tu veux du fil, du long fil bien blanc, j’en ai là, dans mon sac, prends-le.

Pauvre cher garçon qui ne s’aperçoit pas qu’en se donnant lui-même, il a tout donné !

Nos braves blessés ! Je les ai vus arriver tous, les uns portés sur des civières ou se soutenant avec des béquilles ; les autres le bras en écharpe ou la tête entourée de bandages ; quelques-uns non pansés encore, les vêtemens tachés de sang, à peine revenus de l’attaque ou sortis de la tranchée. On les a couchés devant moi sur la table d’opérations, on m’a montré leurs blessures, et je les connais par leur nom. Celui dont les pâles yeux bleus restent ouverts et fixés sur nous toute la nuit, c’est Illia. Une balle l’a traversé de part en part, et il est agité de vomissemens que Nathalie Dimitrievna calme en lui glissant de petits morceaux de glace entre les lèvres. Grâce à Dieu, le docteur nous assure qu’il guérira. Nous lui avons offert de mettre entre nous et lui l’écran qui le protégerait contre la lueur de notre petite lampe. Il a refusé, se sentant moins seul à regarder deux êtres qui veillent comme lui. Et, chaque fois que nous nous tournons vers sa couchette, il fait un effort pour sourire doucement.

Presque en face d’Illia se trouve Piotr. Une balle, entrée par l’œil droit, lui est sortie par l’oreille gauche. Il y a trois jours, il a dû subir l’ablation de l’œil, mais il ne se rappelle rien.

Slaou Bogou ! (Dieu soit loué !) dit-il, j’ai assisté à bien des combats, mais sans jamais être blessé.

Il se croit malade et s’étonne seulement des épaisses ténèbres dans lesquelles son œil droit est plongé. Il rêve à voix haute et nous entretient de son champ, des derniers labours, du toit de l’isba qu’il fallait réparer à l’automne et aussi des semailles prochaines.

Ah ! ces rêves, échos des champs de bataille ou souvenirs du passé, comme ils ajoutent pour moi à la mystérieuse angoisse