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nos échecs en Belgique, la violation de notre frontière et la descente de l’armée allemande sur Paris. Ne nous laisserait-on donc pas, fût-ce comme simples cavaliers, prendre part au choc suprême ? Non, nous n’eûmes pas la joie d’assister aux jours glorieux de la Marne. Enfin, sur un télégramme du colonel appelant d’urgence deux officiers, j’étais désigné, avec mon camarade P..., pour rejoindre le régiment. Je suis encore dans la fièvre et la joie orgueilleuse du départ. Pendant toute la journée précédente, notre convoi étant garé dans l’immense gare régulatrice de N..., j’ai recueilli par les blessés ou les officiers de passage des échos de l’interminable bataille qui se prolonge sur les bords de l’Aisne. Sans doute maintenant l’heure de la cavalerie est venue. Je rêve aux chevauchées triomphales faites dans l’ivresse de la poursuite.

Cependant mon rêve s’interrompt. Nos ordonnances poussent la porte sur ses glissières et montent dans notre fourgon pour rouler les couvertures, car nous venons d’arriver à notre gare de ravitaillement. Maintenant que le train a cessé de rouler, je perçois un grondement sourd, presque ininterrompu, et scandé de temps à autre par de violens éclatemens. C’est le canon. Je saute sur le quai et j’écoute avidement cette immense et indistincte rumeur, où la canonnade sourde, pressée, de notre artillerie de campagne est dominée parfois par la voix des grosses pièces de siège. Est-ce un simple duel d’artillerie ? Ou bien est-ce un nouvel assaut qui se livre là tout près, de l’autre côté de cette ligne de collines qui domine la voie ? Un désir ardent me prend d’aller voir au plus vite, d’arriver enfin sur cette ligne de feu où mes camarades se trouvent déjà depuis des semaines.

Du fourgon voisin sortent en s’ébrouant mes deux chevaux et celui de mon ordonnance. Pendant qu’on les selle, je caresse ma première monture, une fine jument alezane réquisitionnée dans un équipage de chasse de Normandie et arrivée au quartier la veille de mon départ. J’admire son harmonieuse et forte structure, ses membres nets et bien musclés. C’est une bête qui résistera à toutes les fatigues, admirablement bâtie et entraînée pour le rôle du cheval de guerre.

La petite gare champenoise dans laquelle nous venons d’arriver sert de centre de ravitaillement à notre corps d’armée. Aussi le quai présente-t-il un pittoresque mélange d’unités.