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trouve les officiers de mon escadron leur sert successivement de dortoir, de bureau et de salle à manger. En ce moment, ils sont à table, à côté du petit fourneau sur lequel le cuisinier vient de cuire leur repas. Je prends place auprès d’eux. Enfin, je me sens chez moi, et nous nous racontons tout ce qui s’est passé au régiment ou au dépôt, depuis que nous nous sommes séparés-

Sitôt le repas fini, le capitaine me conduit voir les chevaux de mon peloton. Répartis sous des hangars ou sous des paillotes appuyées au mur extérieur de la ferme, ils portent encore les traces des fatigues de la campagne. Comme, à ce moment, le général P.t..n, commandant la division, s’apprête à sortir, le capitaine en profite pour me présenter à lui. Je connais sa réputation de science, d’énergie et de sang-froid. C’est un futur « grand chef » auquel on prédit les plus hautes destinées.

Je demande ensuite à voir le théâtre de nos opérations, et je vais avec un de mes camarades à l’observatoire des officiers d’une batterie d’artillerie qui, le soir, viennent partager notre modeste local. Le capitaine de cette batterie est précisément là, surveillant les positions ennemies. Avec lui se trouvent ses deux sous-lieutenans, que la guerre vient d’arracher à l’Ecole centrale. L’un d’eux. Du B..., grand garçon songeur, à la figure intelligente et fine, n’est officier que depuis deux jours et porte encore sur sa vareuse ses galons de maréchal des logis. Il m’indique l’emplacement du fameux marais du G... caché sous les feuillages roux de l’automne. Il m’apprend à reconnaître la ligne blanche des tranchées allemandes, et à employer les noms étranges de Bois en Potence, de Bois Macaron, de Bois en Dents de Scie, de Grand Torpilleur ou de Petit Torpilleur, pour désigner toutes ces petites sapinières transformées en forteresses qu’il a fallu baptiser d’après de vagues analogies.

Le capitaine, muni d’une puissante lunette de marine, montée sur trépied, examine une ferme qui, à sept ou huit kilomètres de là, abrite des détachemens allemands. Précisément en ce moment, il m’en signale un et m’invite à regarder à sa place. Je vois en effet un groupe d’une demi-douzaine d’hommes qui, par deux, l’arme sur l’épaule, se dirigent vers la grande porte de la ferme. Il me semble entendre le pas lourd et cadencé dont ils martèlent notre sol conquis. Cette rapide sensation, qui ne peut se décrire, est de celles qui ne s’effaceront pas.