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En descendant la côte de M..., j’assiste à un beau duel d’artillerie. Les Allemands bombardent nos secondes lignes, en deçà de la route nationale. On n’entend pas le bruit du départ » mais on distingue très bien le sifflement des obus avant le bruit de l’éclatement. Nos grosses pièces de 220 ripostent et soulèvent sur les positions ennemies d’immenses colonnes de poussière et de fumée, qui se dressent comme des spectres au-dessus de la plaine ensoleillée. On ne voit pas un soldat. Seules quelques femmes, sans se soucier des querelles internationales, s’en vont paisiblement travailler dans leurs vignes. L’étrange bataille !

J’arrive au ruisseau de la R..., dont le cours bordé de saules suit un léger vallonnement qui forme l’unique défilé par lequel je puisse arriver à la ferme du L... sans être repéré par les observateurs allemands. D’ailleurs, même avec cette précaution, le passage est dangereux. En effet, au moment où je dépasse une batterie de 75 défilée dans le vallon, ses pièces commencent à tirer, avec un déplacement d’air si brutal que nos chevaux sont sur le point de s’abattre. Sûrement, en cherchant cette batterie, les artilleurs ennemis « arroseront » largement le cheminement que je suis. Je vais recevoir ici le baptême du feu.

Quelle contenance vais-je faire ? Je me rappelle comment Ardant du Picq décrit l’état d’âme du soldat exposé pour la première fois à « ces souffles effrayans qui font baisser la tête. » Cette impression est d’autant plus pénible qu’on est seul, car, emporté par l’élan de la charge, on pourrait, presque sans y faire attention, traverser un barrage d’artillerie. Déjà les mortiers allemands de 210 (sans doute ceux qui sont dissimulés derrière le fort de Brimont) commencent à battre la zone qui me sépare de la route. J’entends de loin le ronflement sonore de ces gros obus, si facile à distinguer du bruissement métallique de nos obus de 75. Le vol de ces oiseaux de mort, d’abord à peine perceptible, comme un léger susurrement, rend ensuite un son grave, et va en s’enflant jusqu’à la fin de la trajectoire, où il rappelle le souffle violent d’une locomotive. Et les éclatemens, avec un bruit sourd comme celui d’un arbre qui s’abat, se font entendre de l’autre côté du petit bois que je vais avoir à longer.

Je passe devant le « village nègre, » formé d’un groupe d’abris couverts de madriers et de paillotes. Une partie des