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camarades. Je me penche au-dessus de la fosse, au fond de laquelle deux cadavres sont étendus. L’un d’eux, à la barbiche blonde, est celui que j’ai vu mourir tout à l’heure. L’autre, dont les lèvres putréfiées se détachent sur un visage noirci, est resté plusieurs jours étendu devant nos lignes, et a été ramené la nuit dernière par une patrouille. Ils sont fraternellement serrés l’un contre l’autre, sur le lit d’argile humide qui vient de leur être préparé. Le prêtre récite la belle invocation : « Dans la lumière perpétuelle, donnez-leur. Seigneur, le repos éternel. » Le repos, peut-être ne l’ont-ils encore jamais connu, ces pauvres gens pour qui le gagne-pain fut le souci quotidien. Dans ce paysage désolé dont la tombée de la nuit accroît l’inexprimable tristesse, devant les grandes lueurs des incendies et des éclairs de canons, au grondement de cette bataille qui se poursuit sans trêve, quelle douceur dans la promesse sacrée du » repos éternel ! »


16 décembre 1914. — Ce matin, j’ai été envoyé à Reims pour faire provision de conserves et réquisitionner une voiture bâchée, car notre fourgon à bagages, très éprouvé par les fatigues de la retraite, montre des fissures inquiétantes dans son avant-train. Or, notre principale préoccupation est de nous tenir prêts à reprendre la « marche en avant, » trop tôt interrompue après la bataille de la Marne. Je me suis donc joyeusement mis en route.

Mais y a-t-il rien de plus navrant que le spectacle de cette malheureuse cité ? Les rues voisines de la place Royale, particulièrement visées par les artilleurs allemands, présentent d’effrayans exemples de destruction. Les fameux obus « avec retard, » tombant verticalement, ont traversé les maisons depuis le toit jusqu’à la cave, d’où leur explosion a fait sauter tous les étages supérieurs. Dans une rue entière, pas une seule maison qui ait gardé un toit, ou même un étage intact. Parfois un coin d’étage est resté encastré dans l’angle de deux murs. De la rue on voit ainsi un lit, une commode, des glaces, suspendus à dix mètres au-dessus du monceau de gravats et de débris tordus qui ont comblé l’emplacement de la cave. Dans ce beau quartier qui formait le centre de la ville, on ne rencontre plus une âme, et l’on croit se promener dans une sorte de Pompéi détruite par la barbarie moderne.