Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/731

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendre le tumulte du combat, toujours, toujours, qui remplit ce dortoir où l’on est prisonnier. Ne plus souffrir, que ce serait doux ! Ne plus penser ! Dormir avec ses hommes dans la bonne terre de France ! Tu as connu ça ?

LABRUNIE.

Certes. Mais cette lassitude d’endurer, ce morbide attrait de la mort, c’est de la lâcheté. J’ai toujours réagi là contre, en évoquant le souvenir de mon vieux père et de ma vieille mère, qui ont besoin de moi, tout simplement.

VAUCROIX.

Moi, j’essayais, pour exorciser le cauchemar, d’évoquer ma maîtresse, comme si souvent, auprès de toi, dans la tranchée. Ah ! dans la tranchée, son image venait toujours. Elle m’apparaissait, avec ses yeux où il y avait de l’esprit et de l’ardeur, sa longue bouche aux coins si aigus, ses tempes blanches, son oreille menue, ses cheveux noirs, sa taille mince, irritante de maigreur et de souplesse, ses fines mains nerveuses, aux ongles étroits et brillans, et, autour d’elle, c’était le décor de son petit salon, où nous avons passé tant d’heures, les murs tendus d’un bleu cendré de crépuscule, l’abat-jour orangé de la lampe éclairant des violettes de Parme, ses fleurs préférées, et elle était là, toujours à la même place, habillée pour moi dans celle de ses robes que je préférais, rayonnante, les prunelles rieuses, ses deux mains tendues pour m’accueillir, si chaudes, si délicates, si vivantes, que je croyais, en les serrant dans les miennes, étreindre un oiseau... Tiens, en ce moment, pendant que je te parle, elle est là, de nouveau. Le croirais-tu ? Au chevet de mon lit d’hôpital, elle n’y était jamais.

LABRUNIE.

Je connais ça encore : ce noir soudain sur l’œil intérieur. On peut bien se souvenir de quelqu’un. On ne peut pas le voir. C’est le grand signe des déclins d’amour ou de haine. Tu commençais à guérir d’elle.

VAUCROIX.

Non. Mais il y avait un contraste trop fort entre ce que représentait cet hôpital, et sa façon de comprendre l’existence,