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VISITES AU FRONT.

allemands et il nous fallut ramper à l’abri des sapins trapus pour arriver au bout du plateau d’où nous pûmes voir, sous un ciel où roulaient des nuages, la terre promise d’Alsace qui s’étendait à nos pieds. D’un côté, au loin, dans la plaine, étincelaient les toits et les flèches de Colmar ; de l’autre, s’estompait à l’horizon la ligne violette des hauteurs au delà du Rhin. Un cercle de collines dénudées nous entourait : les plus proches étaient labourées de grands sillons et de monticules de terre fraîchement remuée, comme si elles avaient été travaillées par des taupes géantes : juste au-dessous de nous, dans une petite vallée verdoyante, on voyait les toits d’un village paisible. Les champs et le village paisible étaient encore allemands ; mais les positions françaises occupaient la montagne jusqu’à sa base et même l’un des sommets sombres que nous avions à notre droite

Arrivés à une éclaircie dans les sapins, nous marchâmes jusqu’au bord extrême du plateau qui dominait un lac creusé dans le roc, entouré de sillons en zigzag. Auprès de la rive, on devinait, sous les toits de branches, un autre grand abri pour les mules. C’est le point où les chasseurs alpins descendent la nuit, en caravanes, pour porter des provisions à la ligne de feu.

« Qui va là ? Attention ! Vous êtes en vue des lignes ! » nous cria une voix sortant des sapins, et notre compagnon nous fit signe de reculer. Nous étions trop exposés à la vue des Allemands d’en face, et notre présence aurait pu attirer le feu de leur batterie sur un poste d’observation installé tout près. Nous nous retirâmes en hâte. Ce jour-là, notre déjeuner champêtre était préparé à l’abri d’un groupe de pins sur l’autre versant. Nous étions assis dans le gazon, enivrés par cet air vivifiant des montagnes chargé du parfum des thyms et des myrtes ; le chant des oiseaux, la vie bourdonnante des insectes, sous ce beau soleil, ne rendait que plus poignante l’angoisse de la mort si voisine. Ce n’est pas dans la boue des tranchées, parmi l’activité des soldats, qu’on est le plus frappé de la folie insensée de la guerre : c’est quand on la sent cachée comme quelque monstre destructeur au milieu d’une scène qui n’évoque dans notre esprit que calme et repos.

Nous n’avions pas encore achevé le tour du plateau : après déjeuner, nous gagnâmes un point avancé qui surplombe directement les lignes allemandes. Quittant nos mules, nous marchâmes le long de la crête d’un rocher bordée d’arbustes nains.