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dicta son testament et mourut le 23 avril 1616, probablement des suites de libations trop copieuses.

A la vulgarité de cette vie, on oppose alors les splendeurs, les élégances, tous les raffinemens et toutes les richesses du théâtre shakspearien. L’auteur ne pouvait être qu’un haut personnage, homme de cour, homme de guerre, familier avec les affaires publiques comme avec le langage des lois, versé dans les langues anciennes et modernes, grand chasseur, grand liseur, grand voyageur aussi, et avec cela rêveur, généreux, désabusé, d’esprit raffiné, subtil, enclin à l’euphuisme et ne dédaignant pas les jeux de mots, passionné de musique et qui, d’ailleurs, s’est représenté à travers ses comédies, dans une suite de personnages correspondant aux phases successives dé sa personnalité et de son humeur. De même donc que, pour connaître Shakspeare de Stratford, il faut regarder Christophe Fly et Falstaff, nous devinerons la merveilleuse et complexe figure du poète en considérant tour à tour Biron, Valentin, Lucentio, Bassanio, Benedict, Jacques et Prospero.


II

Bacon seul, nous disent cinq ou six cents livres et brochures publiés depuis 1848, a pu être cet homme-là. Il réalise toutes les conditions requises pour expliquer l’œuvre de Shakspeare. Il est aristocrate et homme de cour, comme devait l’être le poète des comédies, des tragédies et des « histoires. » Il possédait de vastes connaissances, savait le grec, le latin, l’italien, le français. Il avait voyagé. Son éloquence était fameuse, et Ben Jonson lui a rendu ce magnifique témoignage : « La crainte de tout homme qui l’entendait était qu’il ne finît. » Enfin, le vocabulaire de Bacon est, comme celui de Shakspeare, d’une étendue exceptionnelle. L’auteur de l’Instauratio magna avait fait des études de philologie comparée, afin d’enrichir sa langue, et Samuel Johnson, le lexicographe, a pu dire que ses œuvres fourniraient à elles seules tous les matériaux pour un dictionnaire de la langue anglaise. Max Muller, dans sa Science du langage, estime qu’un cultivateur emploie environ 500 mots, un Anglais qui a fait des études universitaires 3 à 4 000 ; il en compte 5 000 chez Thackeray, 5 642 dans la Bible, 7 000 chez Milton, tandis qu’on en trouve 15 000 dans Shakspeare.