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des vers, une traduction de quelques psaumes, sur quoi il nous paraît plutôt incapable d’avoir jamais écrit un vers de Shakspeare. Et il n’y a pas plus de ressemblance entre le « masque » composé par Bacon et le théâtre shakspearien.

On s’étonnerait donc du choix de Bacon, si ce personnage n’avait été désigné par un certain mystère. Ses embarras d’argent, son ascension rapide aux sommets de l’Etat, sa décadence et ses revers, sa condamnation, sa grâce, et à travers tout cela le gigantesque projet de l’Instauratio magna : cette vie étrange, et qui reste assez mal connue, du plus grand des contemporains de Shakspeare, devait nécessairement attirer les regards. On fut alors amené à scruter les écrits de Bacon. On découvrit dans sa correspondance d’énigmatiques allusions au secret de « récréations » ainsi qu’à des poèmes cachés. Insensiblement, on alla plus loin. Il fallait trouver une raison à son rôle secret : on en fit donc l’initiateur mystérieux d’une immense renaissance ; on lui prêta un vaste plan de réforme qui embrassait la langue, la littérature, la philosophie et en fin de compte tout le domaine de l’esprit anglais. Cette hypothèse est loin d’être négligeable ; elle mérite l’examen le plus sérieux et contient peut-être une grande part de vérité [1]. Mais elle ne fait qu’accuser d’avantage l’invraisemblance de la théorie baconienne. Car l’objection capitale qu’il convient de faire à celle-ci, c’est précisément la difficulté d’attribuer à un même génie deux œuvres dont chacune dépasse par son importance les limites d’un seul esprit. Bacon est mort à 65 ans d’un refroidissement contracté au cours d’une expérience de physique en plein air. Ce n’est pas trop pour les observations accumulées dans ses écrits et les longues méditations qu’ils supposent, du labeur de toute une vie, et il faut pourtant le concilier avec les charges d’une carrière publique et l’exercice des plus hautes fonctions. Mais il y a plus : cette carrière est celle d’un juriste, et il ne paraît pas possible qu’une étude aussi positive, aggravée d’une pratique aussi continue, puisse coïncider avec un tel épanouissement de poésie. Il est sans exemple que, même à un bien moindre degré, une coïncidence de ce genre se soit jamais produite ; et de très bons critiques, comme MM. Garnett et Gosse, dans leur grande histoire illustrée de la

  1. Elle est indiquée notamment dans le volume de M. William T. Smedley : The Mystery of Francis Bacon. Londres, Robert Banks and Son, 1912.