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toutes les silhouettes au premier plan des vieux caïques grecs, dont quelques-uns avaient déployé leurs grandes voilures toutes blanches, quelque chose d’insoupçonné, de merveilleux… J’apercevais, dominant les montagnes d’en face, le sommet transfiguré du mont Athos, alors qu’à ma droite Samothrace, avec son échine toute bleue, ressemblait à une grande bête lumineuse…


Moudros, septembre 1915.

Aujourd’hui a eu lieu l’enterrement d’un des médecins de notre formation. Vingt-six ans ! Après une très brillante conduite à Gallipoli, on l’avait envoyé ici parce qu’il se trouvait sérieusement malade. Il est resté à notre hôpital, refusant l’évacuation pour la France. Il avait pris du service. Tous les malades l’aimaient. Il paraissait robuste, il l’était en effet. Un grand diable de garçon solide et fort, qui vous regardait droit dans les yeux avec une honnête franchise. Et puis, en dix jours, la fièvre typhoïde l’a emporté. C’est un deuil dans l’hôpital. Il avait su gagner toutes les sympathies.

Je me souviens l’avoir veillé, un soir, bien qu’il ne fût pas dans mon service. Je me rappelle ces grands yeux bleus qui me regardaient d’un air si bon, si doux, pendant que je remettais sur son front brûlant la compresse d’eau froide ! Son plus jeune frère, qui avait voulu le suivre, s’était arrangé pour se faire envoyer dans nos parages. Alors, quand il apprit que l’ainé était si malade, il est venu tout de suite, lui, le cadet… Il ne l’a plus quitté… À genoux à côté du lit, il mettait sa tête sur l’épaule de « Jeannot, » comme il l’appelait… Et c’étaient des mots hachés, des souvenirs qu’il évoquait, qu’il racontait. Et, en le pressant plus fort entre ses bras, il répétait : « Oh ! Jeannot, tu te rappelles, tu te rappelles, lorsqu’on allait au cours ensemble… C’était toujours toi qui me préparais mes leçons, dis, Jeannot, tu te rappelles ?… Non ! Tu ne te rappelles pas ?… » Et il se retournait vers moi, sanglotant, sans force : « Vous voyez, il n’entend plus, il ne sait plus… » Et il reprenait encore : « Dis, mon petit Jeannot, tu vas guérir, et nous reprendrons encore notre bonne petite vie… »

On l’a conduit au cimetière en grande pompe…

Le clairon, qui marchait en tête du cortège, jetait, toutes les deux minutes, dans le ciel, de grandes notes graves et tristes.