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de gaieté de cœur, sans oublier ce qu’on allait risquer. On pouvait bien sacrifier sa vie pour son pays. Et une mort comme celle-là n’était pas une mort à dédaigner...

Maintenant que je vous ai si bien expliqué nos positions, vous connaissez les Dardanelles : vous voyez la côte d’Asie et la côte d’Europe ? Alors... écoutez.

Les cuirassés modernes obéissant aux ordres avaient, à onze heures, ouvert un feu très lent. Les gros canons tapaient lourdement, s’arrêtaient comme s’ils voulaient entendre le bruit qu’ils faisaient, puis reprenaient. Il n’y avait plus dans l’air que le bruit du canon. Le contre-amiral de Robeck qui avait remplacé la veille le vice-amiral Garden pour le commandement de la flotte alliée, nous avait donné l’ordre à 12 à 15 de rejoindre notre poste. Nous nous sommes scindés immédiatement. Le Gaulois et le Charlemagne filaient sur la côte d’Europe pendant que notre Suffren et le Bouvet rejoignaient le point désigné, marchant à une vitesse de 12 nœuds, vers la côte d’Asie. Nous arrivâmes à 9 000 mètres des forts de Fridil-Bahr... Et juste à 12 h. 40, notre bateau commençait son tir sur le fort de Yeni-Medjidie...

Mes amis, à peine étions-nous en position que ce fut comme une pluie d’obus tout autour de nous, ainsi qu’autour du Bouvet. Il y en avait de tous calibres. C’étaient des gerbes d’eau, des coups de boutoir contre la cuirasse de notre bateau, comme si d’énormes, de prodigieux marteaux voulaient la défoncer. On aurait dit que tout le bateau allait céder. Ajoutez la trépidation intérieure des machines, la répercussion de notre tir, la vibration intensive, insoupçonnée, qui l’ébranlait.

Malgré cela, nous avons rempli à la lettre notre programme. Nos deux bateaux obéirent ponctuellement aux ordres. Ils se relevèrent comme il avait été convenu, si bien que l’objectif principal n’a pas cessé une minute d’être battu... Chacun des deux bateaux a occupé deux fois le poste de tir et vingt minutes chaque fois...

Nous autres on ne vivait plus que par le cerveau et par le cœur. On ne pensait plus à soi, on ne pensait qu’aux canons, qu’à son bateau et on était fier. Notre Suffren, lui, après son premier round où il était arrivé à la distance-limite du tir, n’avait reçu, — et pourtant Dieu sait si l’ennemi nous avait largement gratifiés d’obus ! — que deux atteintes sans gravité.