bambochade spirituellement imaginée, de dessin hardi et haute en couleur. Il est, en même temps, un chef-d’œuvre accompli de l’art romantique. » Schopenhauer en est encore à considérer le Don Quichotte comme « une peinture satirique des effets de mauvaises lectures. » Heine, le romantique désabusé, a écrit quelques très jolies pages en marge du Don Quichotte, mais ces pages nous plaisent non pas tant par leur nouveauté ou leur profondeur que parce qu’elles sont de lui et qu’il y a mis sa grâce et son esprit. L’aimable Stella disait de Swift : « Nous savons tous que le doyen peut écrire des choses charmantes même à propos d’un manche à balai, » — le manche à balai était Vanessa, la rivale de Stella, — or, Heine aussi se tirait à son honneur de n’importe quel sujet, et puis Cervantes lui était extrêmement sympathique. Dans ce qu’il a dit du Don Quichotte, par rapport à la littérature chevaleresque antérieure, s’est au moins glissé un aperçu intéressant : « Le roman de chevalerie dérive de la poésie du Moyen Age : c’était le roman de la noblesse, et le peuple n’y paraît pas. Ce roman, Cervantes le détrôna par son Don Quichotte ; mais, par ce même roman, il donna le modèle d’un nouveau genre littéraire ; il créa le roman moderne en y mêlant l’élément populaire. » Malheureusement, quelques lignes plus loin, Heine laisse apercevoir une connaissance un peu trop superficielle de la littérature espagnole : « Un gentilhomme tiré à quatre épingles comme Quevedo, un ministre puissant comme Mendoza écrivirent des romans déguenillés de mendians et de picaros. » Passe encore pour les quatre épingles de Quevedo ; quant à Mendoza, il ne fut ni un ministre puissant, ni même un ministre quelconque, et il est à peu près démontré qu’il ne prit aucune part au Lazarille de Tormes : ce père des romans picaresques est sorti du groupe érasmien assez anticlérical, qui jouit d’une certaine notoriété vers la fin du règne de Charles-Quint. La médiocre valeur d’à peu près tout ce que les Allemands romantiques ou autres ont trouvé à dire à l’endroit de Cervantes et de ses œuvres tient à leur ignorance des mœurs espagnoles et de l’histoire d’Espagne. Les mieux préparés avaient lu des récits de voyageurs et pensaient qu’à coups de dictionnaire ils s’assimileraient aisément les œuvres magistrales d’une littérature qui ne livre pas volontiers ses secrets, même aux initiés. Ils s’imaginèrent aussi, vu la flexibilité de leur langue et les succès
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