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déjà nous le faire dire par M. Wilson et tramer par la main des neutres la paix allemande. Ce que l’Allemagne veut forcer, à Douaumont et au Mort-Homme, c’est moins la victoire que la fin, qu’il lui faut prompte pour lui permettre un recommencement. Mais nous ne nous laisserons ni troubler, ni tromper. Nous savons.

Comme si M. Wilson avait une revanche à prendre d’avoir écrit avec sobriété, il a parlé, ces jours-ci, avec abondance. Il a tenu dans un cercle de journalistes des propos que ses interlocuteurs n’ont point, par habitude de métier, entendus en confidence, et dont quelques-uns, s’ils ont été fidèlement rapportés, ne laissent pas d’être un peu acerbes. Le thème principal de l’interview est l’éloge de la neutralité, mais quel éloge ! un dithyrambe, avec, à l’adresse de tous les belligérans, sans exception ni distinction, une diatribe. Le Président des États-Unis professe, au sujet de la guerre européenne, l’opinion de l’empereur François II d’Autriche au sujet des Constitutions : Totus mundus stultizat, disait l’Empereur à la Diète hongroise. Et M. Wilson dit de même : « Tout le monde devient fou. » Ce sont ses propres paroles. Les peuples et leurs chefs ont perdu la tête. « Cette querelle a entraîné si loin ceux qui s’y sont engagés qu’ils ne peuvent se maintenir dans les limites de la responsabilité. » Et ensuite : « Si le reste du monde est fou, pourquoi ne pas refuser d’avoir rien à faire avec ce reste du monde ? » Interrogation qui se change en affirmation : « Nous n’avons rien à voir avec la querelle présente. » — Les autres, ceux qui se battent, fût-ce pour le droit et pour leur droit, fût-ce pour leur terre, fût-ce pour leurs autels et leurs foyers, tout comme ceux qui se sont rués à la conquête, au gain, à la rapine, sont des fous ; nous ne faisons pas entre eux de différence, nous les mettons dans le même cabanon. Nous sommes les sages, puisque nous sommes les neutres, et non seulement parce que, tandis qu’ils meurent, nous vivons, mais parce que, devant l’horrible spectacle que donne plus de la moitié du genre humain, nous conservons l’équilibre de notre raison. — Le sang glacé ne coule pas. Le Président Wilson est très sûr que la neutralité est toujours la sagesse, et c’est peut-être d’un bon administrateur, mais ce n’est pas d’un grand politique.

Tous les grands politiques ont vu que la neutralité a ses périls, que c’est souvent le moins honorable et parfois le plus maladroit des partis. Assurément, les argumens de Machiavel, pieusement repris par Cavour, le discours qu’il prête au légat romain répondant, dans l’assemblée des Achéens, à l’ambassadeur d’Antiochus : « Quant au parti qu’on vous dit être le meilleur et le plus utile à votre État