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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/918

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— Eh bien, voulez-vous me donner ma canne, ce bâton ferré ? Là... Maintenant, vous allez voir !

Péniblement il se relève, les jambes raides.

— Mon commandant, appuyez-vous sur moi.

— Oh ! je marcherai bien tout seul !

Il s’arrête, fait un pas, s’arrête encore.

La jeune fille le regarde avec de bons yeux de chien d’aveugle :

— Mon commandant, si vous vouliez ?

Elle se fait toute petite, lui tend son épaule, la met presque à la portée de la main de l’officier.

— Mon commandant... Mon commandant...

Il hésite avec un charmant embarras.

— C’est que, mademoiselle, nous renversons totalement les rôles...

Le visage de la jeune fille s’illumine d’un tel plaisir qu’il se décide tout à fait.

Adossé soudain, mettant une certaine coquetterie à boiter aussi peu que possible, il s’appuie fermement à sa petite compagne, rouge de fierté :

— Mademoiselle, nous allons passer en revue mon bataillon.

De wagon en wagon, ils vont tous deux parmi les groupes : elle, droite et grave sous sa coiffe blanche ; lui, souriant et paternel.

Il interroge ses hommes, s’inquiète de leurs blessures, prend part à leurs souffrances, les encourage, les félicite, les console, sollicite pour eux les vivres ou les soins qu’ils n’osent réclamer.

On devine le lien profond qui les unit : chefs et soldats sont frères d’armes, hier exposés aux mêmes balles, aujourd’hui pareillement infirmes. Néanmoins, pas un ne s’étonne de voir le chef debout, tandis qu’ils restent prostrés dans leur douleur. Obscurément ils se sentent chacun dans leur rôle. Celui qui s’élança le premier de tous à l’assaut, à cette heure, se penche sur tous. Ils lui obéissent aveuglément : il leur doit de mériter cette obéissance. Il est le chef : noblesse oblige...

Ainsi parcourt-il le train, en maître et en père. Lorsqu’il s’est rendu compte de tout, il revient à son fourgon et se recouche sur la paille. Et, comme la petite conductrice insiste pour qu’il ne reparte point à jeun :

— Eh bien, maintenant, si vous le voulez bien, mademoiselle, vous pouvez me donner cette fameuse tasse de café.