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dans les détails de la vie ménagère, la Russie se « renationalise. » C’est un des effets généraux les plus sensibles de la guerre. Nous en retrouverons plus d’un exemple.

C’est à un phénomène du même ordre que l’on a assisté dans la question des langues. L’interdiction de parler allemand, qui est affichée sur tous les murs, a peut-être rencontré plus de résistance que l’interdiction de boire du Champagne. L’habitude est ancienne : elle tenait, dans la capitale surtout, à de nombreuses causes, où les origines historiques et ethniques, les relations commerciales, le voisinage, une immigration qui finissait par ressembler à une colonisation véritable, multipliaient leurs influences. La langue allemande se croyait droit de cité dans la capitale de l’Empire russe. Intellectuels, gens du monde et des affaires la parlaient également, étaient également cliens des universités, des villes d’eaux ou des Bourses d’Allemagne. Mille circonstances, grandes ou petites, traduisaient ce qu’en d’autres pays on a nommé l’emprise germanique. On remarquait que, sur les bords de la Neva, les pharmaciens, pour ne parler que d’eux, portaient tous des noms allemands. La presse allemande locale, rédigée et imprimée sur place, avait un tirage considérable. Mais quoi ! Pétersbourg, Cronstadt, Péterhof, Oranienbaum, sont-ils des noms de Russie ? Contre cette invasion, une réaction énergique s’est manifestée avec la guerre. Elle a montré la nature grave, le caractère nouveau de l’ample et profond conflit. Il y a soixante ans, pendant la guerre de Crimée, le théâtre Michel n’avait pas fermé ses portes, ni cessé un seul soir de jouer le répertoire français. C’est que cette guerre franco-russe était une guerre diplomatique, on peut même dire, du moins à cet égard, une guerre de cabinets, une guerre d’ « ancien régime, » qui ne mettait pas les grandes passions nationales en action. Il n’en va pas de même du vaste choc de peuples et de nationalités d’aujourd’hui. Et voilà pourquoi le baptême nouveau de la capitale fondée par Pierre le Grand a une signification symbolique si remarquable. L’Allemagne a affecté de n’y voir qu’une passagère et naïve fantaisie du slavisme, une manifestation sans portée. Elle n’a jamais voulu croire à « Pétrograd. » Grosse erreur psychologique : ce changement d’un nom consacré a été l’expression d’un état de choses nouveau et d’un état d’esprit sérieux. Il faut s’en rendre compte, ou il le faudra tôt ou tard.