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l’homme peut-être le plus « représentatif » du parti constitutionnel-démocrate, a été tué sur le front : ce sang aura scellé entre Russes un nouveau pacte. Et c’est un autre chef cadet qui a prononcé ce mot qui est plus qu’un mot d’esprit, qui est peut-être un mot historique : « Trois choses ont sauvé L’Europe : la France en gagnant la bataille de la Marne ; l’Angleterre en assurant la liberté des mers ; les libéraux russes en ne faisant pas de révolution. »

Cependant, il arrive en Russie que l’on entende encore parler de révolution. C’est même un propos de conversation courante. Il impressionne d’abord. Très vite, on s’aperçoit mieux qu’il ne correspond guère à la pensée des classes les plus éclairées ni des personnes les plus influentes. On remarque aussi que, là même où l’on parait appeler un profond changement politique, on ajoute toujours que le moment serait mal choisi, que les circonstances ordonnent la tranquillité et l’union à l’intérieur. Quiconque envisage une révolution ne conçoit jamais qu’une révolution « à terme, » une révolution qui devra être, à tout le moins, reportée après la guerre. A la longue, l’observateur est tenté de conclure que l’idée de révolution, en Russie, pourrait bien se survivre à elle-même, être en voie de passer à l’état d’habitude verbale. Il évoque même quelquefois le « mythe révolutionnaire, » dont la théorie a été faite par un sociologue français. Selon la nature des esprits, selon le degré de culture ou les intérêts des classes, selon les points de vue régionaux, toujours importuns en Russie, le mythe conserve plus ou moins de netteté et d’action, il subsiste à l’état plus ou moins pur. On peut constater qu’il s’altère davantage chez les hommes que leur situation ou leurs fonctions ont mis à même d’apercevoir les réalités et les difficultés des problèmes politiques nationaux. Le mot, digne d’un esprit véritablement politique, que nous citions tout à l’heure, montre qu’un certain nombre de réflexions ont fait leur chemin. Quoi ! l’absence de révolution en Russie a sauvé l’Europe au même titre que notre victoire de la Marne ? Mais comment une révolution qui ne serait pas bonne pour la Russie pendant la guerre le deviendrait-elle après ? Et l’idée, passant de l’absolu au relatif, le prestige n’en est-il pas atteint ?… Voilà ce que l’on peut se demander.

L’esprit de modération et d’opportunisme qui se manifeste