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l’appel du sol. 817

II avait dit cela si tranquillement, et sa figure poupine avait une expression si puérile que cela augmentait encore le tragique de la nouvelle. Puis, en s’excusant, il avait repris le trot.

— A Paris..., à Paris..., re’pétait Fabre, comme frappé par un coup de massue.

On avait obliqué à droite, et l’on avançait de nouveau dans la forêt. Lucien avait fait appeler Vaissette, qui accourait.

— Vaissette, dit-il, savez-vous où sont les Prussiens ?

Le sergent comprit qu’il s’agissait d’une mauvaise nouvelle. Il demanda :

— Ils ont pris Liège ? L’officier répondit :

— Ils sont à Paris...

Le sergent fît : « Ah ! » Ce fut tout. Les deux amis marchèrent en silence le long de la colonne, sans oser échanger leurs impressions, courbés dans le brouillard et sous le poids de leur pensée. A présent, on suivait une large chaussée. Gomme quelques jours auparavant, on croisait des files lamentables fuyant devant l’invasion. L’exode de toute une population vers l’intérieur : des familles entières dans une voiture centenaire, des isolés restés avec entêtement jusqu’au dernier instant dans la maison, des femmes à peine vêtues ou endimanchées comme pour la noce, des paysannes lamentablement drôles dans leurs atours à la mode des villes provinciales, un vieillard conduisant son bétail, une grand’mère tirant par le bras un gros garçon qui souffle dans son mirliton.

La nouvelle a circulé d’un bout à l’autre de la colonne. Elle n’émeut pas les hommes, car il faut du temps à ces monta- gnards pour réaliser les choses. Du reste, le soldat en campagne accepte tout sans étonnement et sans murmure, les joies, les douleurs et la mort : la fatigue l’a dompté. Pourtant, le caporal Gros est pris d’un immense et universel dégoût. Voilà qu’il ne croit plus à rien, lui qui était le canal de toutes les nouvelles et l’écho de tous les bruits. Et Bégou ne peut pas lui remonter le moral. Ils n’ont plus foi dans les Japonais, ni dans les obus do Turpin qui tuent à trente kilomètres, ni dans le rouleau compresseur des Russes.

— G’est la faute de nos artilleurs, gronde le caporal, Ges fainéans, tu ne les vois jamais.

— On est mal gouverné, conclut Bégou.

TOME XXXIV. - 1916. 52