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de voir nos soldats soutenir une si effroyable température. Des accidens graves se sont produits en assez grand nombre ; on a dû évacuer des hommes dont les pieds s’étaient congelés dans la tranchée. On a beau les couvrir, leur donner du bois et une nourriture solide ; il serait impossible de prolonger la lutte active, si le temps ne devenait plus clément. Hier déjà il faisait moins froid ; aujourd’hui, il y a une amélioration sensible. » (Lundi 26 décembre.)

Et le Parisien se soutient. Pourtant, on s’aperçoit que sa santé finit par souffrir, et que ses forces baissent. C’est de quoi il parle peu. Il ne s’attarde pas à gémir sur le jeûne forcé. Nous n’y pensions guère ! Il s’amuse çà et là à noter le prix fantastique des denrées, à titre de curiosité, et voilà tout. Dès septembre, le beurre vaut 6 francs la livre. En octobre, un poulet 18 francs et une oie 30 francs. (La même oie valait 100 francs à Noël.) Le charcutier du coin n’a plus en montre que quelques morues ; Aubert s’en paie une. Un jour, il achète un chou, un autre jour un pied de céleri. Il faut bien s’ingénier : dès le 13 octobre, on n’a plus que 100 grammes de viande par jour : « A peine pour sa dent creuse ! »

Qu’importe ? « On se serrera un peu le ventre, et vous nous trouverez un peu maigris. » Vers la fin, il dit : « Bah ! nous n’avons pas encore mangé nos semelles de bottes ! » — et il fait cette réflexion philosophique : « Manger mal et mal dormir, on s’y fait, et pour mon compte, je suis confondu du peu qui est nécessaire à la vie ! »

Où est le gourmet d’autrefois ? — Est-ce bien lui qui pousse vers les absens ce cri du cœur : « Je mangerais bien dix ans du cheval pour avoir un mot de vous ! »


XI

A la fin de décembre, la population ne doutait pas que Paris serait bombardé. Dans les grandes crises, le peuple a vite fait de deviner sans erreur la volonté des maîtres de l’heure. Ainsi voyait-il approcher ce que nos pédans et barbares ennemis appelaient le « moment psychologique. » Pourtant, Aubert croit devoir rassurer sa famille : il ne juge pas, jusqu’à nouvel ordre, le bombardement direct de la ville possible, « sauf du côté de Neuilly. » — Ce qui peut y faire croire, c’est que