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Dès huit heures du matin, le 5, une partie de la gauche de von Bülow était entrée à Baye, qu’une lieue à peine sépare de la pointe occidentale des marais. Par la belle route en pente douce qui longe sous d’épais ombrages le « ru » de Toury, les uhlans descendaient vers Talus-Saint-Prix, patrouillaient le village, puis se glissaient vers le pont du Petit-Morin qu’ils franchissaient librement : la meilleure route des marais tombait sans coup férir aux mains de l’ennemi ; la voie était ouverte vers Mondement. Il n’y avait qu’à poursuivre. Mais sans doute von Bülow, qui n’hésitait pas à pousser sa droite sur Esternay, voulut-il attendre que l’extrême gauche de sa IIe armée eût fait sa jonction à Vertus, au Nord-Est des marais, avec les régimens saxons de von Hausen, descendus de Châlons, et qui n’y arrivèrent que vers midi. On sait que le cantonnement, dans les troupes allemandes, est combiné par échelons, de manière qu’une partie de l’armée continue sa marche, pendant que l’autre se repose. Malgré tout, et bien que Vertus, point stratégique de première importance, possède un réseau de routes excellentes rayonnant dans toutes les directions, il était difficile à l’extrême gauche de von Bülow et aux Saxons de von Hausen d’atteindre les marais avant deux ou trois heures de l’après-midi. Ce retard nous permit de nous reprendre, et l’hésitation incompréhensible qui saisit l’armée allemande devant les marais, qu’elle avait atteints et qu’elle ne se décidait pas à franchir, acheva de nous sauver.

Un peu partout, de Saint-Prix aux abords de Morains, sur toute la berge septentrionale, les « tuniques grises » descendaient les pentes et se faufilaient entre les vignes ; c’était « comme une invasion de mulots. » Terrée dans les caves, la population des villages attendait le choc qui ne pouvait plus tarder ; en certains endroits, elle avait demandé un refuge aux chambres sépulcrales creusées dans la pierre tendre des côtes et qui ont été récemment mises à jour par le baron de Baye et M. Roland. Mais l’ennemi ne bougeait pas des lisières. On eût dit que l’énigme de ces grandes étendues marécageuses, le secret de ces eaux dormantes qui passent pour receler le casque d’or d’Attila, le frappait d’une stupeur mystérieuse. Ou peut-être, avant de s’engager dans cette zone équivoque, voulait-il s’assurer l’appui de son artillerie lourde. Néanmoins, il tâtait le terrain par ses éclaireurs ; en même temps qu’à Saint-Prix, une