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où il veut. » Cette description de Venise n’est pas de Rousseau. Lemaître la cite, avec plaisir, comme de Sébastien Mamerot, prêtre natif de Soissons, qui écrivait en 1454 les Passages d’outre-mer faits par les Français, livre publié en 1518. Or, il paraît que cette description de Venise n’est pas de Sébastien Mamerot, mais de l’auteur anonyme d’un Voyage de la Sainte Cité : en 1518, on l’a placée dans la deuxième édition des Passages, qui avaient d’abord été imprimés en 1492. Qu’importe ? Mais enfin, Lemaître goûte évidemment l’honnête simplicité de l’anonyme ; il la préfère aux lyriques ardeurs des romantiques et de ses contemporains : je crois que les « belles maisons qu’on appelle palais » l’amusent assez bien. Et il est satisfait de constater que Rousseau « ne nous en dit même pas autant. »

Bref, l’aïeul des romantiques n’a pas inventé le thème vénitien. C’est, dit Lemaître, qu’il était, dans l’art de la description, un précurseur ou un primitif : il n’avait pas eu le temps « de raffiner et de renchérir. » Et puis, au milieu du xviiie siècle, Venise était une ville très vivante ; ses palais, neufs ou nettoyés, ne menaçaient pas ruine : « elle n’avait donc pas alors ce charme de l’agonie et de la déliquescence, sur lequel nous avons appris à nous exciter. » Et puis, ce qui intéresse Rousseau, dans Venise, ce ne sont ni Saint-Marc, ni le pont des Soupirs, ni les canaux, ni les gondoles, mais le très honorable souvenir d’avoir été là quasiment secrétaire d’ambassade, un homme en vue et presque un diplomate.

Qui a inventé le thème vénitien ? Je crois que ce fut Chateaubriand. Dans l’Itinéraire, il y a peu de chose. Le pèlerin de Jérusalem passe cinq jours à Venise ; il examine « les restes de sa grandeur passée ; » on lui montre quelques tableaux de Tintoret, de Paul Véronèse, du Titien, du Bassan ; il cherche, dans une église déserte, le tombeau du Titien et il a quelque peine à le trouver. Il s’embarque pour Trieste ; et alors : « À mesure que la barque s’éloignait, je voyais s’enfoncer sous l’horizon les lumières de Venise et je distinguais, comme des taches sur les flots, les différentes ombres des îles dont la plage est semée. Ces îles, au lieu d’être couvertes de forts et de bastions, sont occupées par des églises et des monastères. Les cloches des hospices et des lazarets se faisaient entendre et ne rappelaient que des idées de calme et de secours au milieu de l’empire des tempêtes et des dangers. Nous nous approchâmes assez d’une de ces retraites pour entrevoir des moines qui regardaient passer notre gondole ; ils avaient l’air de vieux nautoniers rentrés au port après de longues traversées, » L’Itinéraire est de 1811, de cinq années pos-